Créateur de mode, un métier à haut risque

En Belgique, ils ne sont qu’une poignée à vivre de leurs créations. Passionnés et jusqu’au-boutistes, les stylistes indépendants s’accrochent. Passion louable ou esprit kamikaze ? Nous avons donc enquêté.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. |

Pilote de ligne ? Pêcheur en haute mer ? Bûcheron ? Et si parmi les métiers à risques, on épinglait aussi celui de créateur de mode indépendant ? Entre déboires financiers à répétition, multitasking et statut précaire, ils sont peu à tenir la distance sur le long terme. Pourtant, au-delà de ces expériences difficiles, on sent chez ces designers, issus pour la plupart de grandes écoles et parfois même lauréats de prix prestigieux, une passion sans faille, une détermination frôlant l’extrême.

Pour comprendre ce qui se passe dans les coulisses de ce milieu souvent décrit comme "glamour, élégant et prestigieux", il faut parfois gratter un peu. Dans l’univers merveilleux de la mode, il est de bon ton d’affirmer qu’on exerce tout de même "le plus beau métier du monde". C’est d’ailleurs ce titre qu’a choisi Giulia Mensitieri pour son livre (édition de La Découverte). Docteure en anthropologie sociale et en ethnologie, cette Italienne basée en Belgique s’est intéressée à l’une des plus puissantes industries au monde, et plus particulièrement aux conditions de vie de ses travailleurs.

Son immersion de quatre années dans cet univers lui a permis de rencontrer des stylistes, des mannequins, des agents commerciaux, des photographes, des stagiaires, ainsi que des créateurs indépendants en France, en Belgique et en Italie. Dans son livre, elle souligne l’étonnant contraste qui existe entre le glamour véhiculé par la mode et les difficultés que rencontrent ses acteurs au quotidien. Ce qui m’a frappée durant mon enquête, c’est la volonté farouche des travailleurs de ce secteur d’entretenir, coûte que coûte, l’image désirable du métier. Lorsqu’on vend du luxe et qu’on évolue dans cet univers surexposé, il ne faut rien montrer. Or, je suis convaincue que tous ces gens, et notamment les créateurs indépendants, devraient pouvoir parler des difficultés qu’ils rencontrent au quotidien, de leur statut précaire et autres.

La reconnaissance, surtout lorsqu’elle est financière, ne va presque jamais de pair avec la valorisation symbolique du secteur. Dans mon livre, je parle de "schizophrénie de l’argent", dans le sens où certains créateurs n’ont même pas les ressources financières pour s’offrir les vêtements qu’ils conçoivent.

Un long chemin 

Pour un créateur de mode, les difficultés commencent dès l’école. Lauréate 2018 du prix de la section mode du prestigieux festival d’Hyères par les Galeries Lafayette, la Française Ester Manas nous a raconté son parcours du combattant pour parvenir à financer ses études à la Cambre, dont elle est sortie diplômée l’an dernier :

"Pendant mes études, j’ai ramé pour trouver chaque année de quoi financer mes collections. En 5ème, j’ai dépensé 10 000 euros. Tout comme moi, mes parents ont contracté un prêt très important pour que je puisse mener mon cursus à terme, en tout 30 000 euros. Ce choix d’études, cela représente donc beaucoup de sacrifices. Alors forcément, les aides de Swarovski ou de Woolmark qui nous sont offertes dans le cadre de ce concours, de même que le prix des Galeries, sont une vraie chance. Ils compensent les heures passées à travailler dans un resto pour financer mon cursus. Quand on parle de mode, on imagine les paillettes. En réalité, c’est vraiment très dur et aussi très solitaire comme métier."

Des lauréats de prix prestigieux, Giulia Mensitieri en a rencontrés durant son enquête. " Les prix sont parfois un piège. Ils permettent  de se lancer, puis de tenir un an ou deux maximum... Les études de mode sont extrêmement chères, même celles dispensées par les écoles publiques. Si en théorie, le secteur de la mode ne se soucie pas de l’origine sociale des designers qu’il encense (Jean-Paul Gaultier, enfant de la rue, en est le parfait exemple), la réalité est tout autre. En général, les créateurs qui tiennent le coup disposent à la base d’un capital suffisant pour se permettre de gros investissements. Lorsqu’on comptabilise tous les postes (prototypage, patronage, recherche des tissus...), une collection capsule coûte environ 30 000 euros à un créateur indépendant. Dans certains cas, c’est même le double. L’aspect créatif n’est qu’une infime partie du travail d’un designer qui lance sa marque. Les autres facettes du métier (la recherche de fonds, le suivi de production, le volet commercial, la construction d’une image, les relations avec la presse...) sont condensées à l’échelle d’un seul individu. Quand on y pense, c’est insensé."

    Des aides, oui mais...

    Face à un sublime kimono tressé sur base de bandes de tissu cousues à la main puis assemblées, la pièce centrale de la collection hiver de Gioia Seghers, Adrien Domken a les yeux qui brillent. Pourtant, le créateur de ces 850 mètres de ruban, ce n’est pas lui. Depuis cinq ans, ce graphiste de 29 ans épaule sa compagne dans le développement de sa marque éponyme. Plutôt que de travailler pour une maison, Gioia Seghers (diplômée de la Cambre) a choisi de rester à Bruxelles à la fin de ses études et d’y fonder sa marque. Une marque entièrement conçue et produite en Belgique dans un atelier d’Asse, aux portes de Bruxelles. En charge de l’image et de la communication du label, Adrien n’aime visiblement pas utiliser le mot galère pour évoquer leur quotidien, mais plutôt de passion, de liberté, de création.

    "Pour cette collection hommage au Japon, nous avons pu nous y rendre grâce à l’aide du MAD (un organisme d’aide aux créatifs de la capitale, ndlr). Au début de notre aventure, quand nous participions aux fashion weeks de Paris, WBDM (une plateforme de soutien aux entreprises basées à Bruxelles et en Wallonie, désireuses de se développer à l’international, ndlr) nous a également aidés à financer notre showroom." 

    Une aide qui n’a toutefois pas permis au label de décoller sur d’autres marchés. "Le rythme de la mode et l’obligation de présenter un grand nombre de pièces aux acheteurs ne sont pas compatible avec la réalité d’une petite équipe comme la nôtre ni avec nos moyens financiers limités. Le prototypage (la création de chaque échantillon servant à présenter la collection aux acheteurs, ndlr) est un poste très coûteux. Depuis quelques années, nous avons donc décidé de ne plus vendre à Paris. Quand on refuse de spéculer sur les tendances, comme nous, il faut trouver d’autres manières d’exister."

      De nouvelles pistes

      Adrien Domken évoque le manque d’adéquation entre les aides des organismes de soutien à la création et la difficultés du quotidien de créateurs. " Cela dit, on sent qu’ils sont en pleine réflexion. Le secteur bouge, eux aussi."

      En attendant, le couple poursuit son chemin en diversifiant ses canaux de distribution. "Depuis le lancement du label, Gioia a toujours reçu ses clients dans son atelier. Ce choix renforce le lien qui se tisse entre nous et souligne le caractère authentique de la démarche." Et si, à chaque saison, l’engouement des clients pour les collections est manifeste, le positionnement d’un label indépendant reste particulièrement difficile. Le caractère unique de chaque création, la qualité des tissus italiens, japonais et le made in Belgium en font une marque de luxe, loin des pièces de la fast fashion. Mais face aux noms prestigieux connus internationalement, la maison belge reste ultraconfidentielle. "Nous participons à des expositions (au Kanal Centre Pompidou et aux côtés de la Maison Natan à la fin de l’année) qui nous aident à tisser notre réseau."

      En 2016, à l’instar de Jean-Paul Lespagnard et d’autres designers belges, Giogia a également réalisé des costumes pour Simplexity, le ballet du chorégraphe Thierry de Mey. Distribué dans une poignée de magasins, le label est, malgré son caractère très confidentiel, un business fragile mais rentable.

      Défenseur depuis toujours des jeunes signatures belges et internationales, Sonja Noel, propriétaire de la boutique Stijl (rue Antoine Dansaert à Bruxelles), pose un regard admiratif, mais réaliste sur la marque de Gioia : "Je suis très curieuse de ce que fait la jeune génération. Mais parmi tous les créateurs qui sortent des écoles et des académies, peu ont le talent de Gioia. Dans son travail, ce qui m’a séduite, c’est la dynamique de ses coupes, l’intemporalité des pièces et leur côté portable. Le prix est également très juste. J’apprécie aussi sa manière de travailler : ici à Bruxelles, dans un atelier de quartier. Avant, la ville était pleine de ces créateurs. Aujourd’hui, il n’en reste presque plus. Pourtant, je suis convaincue que ces designers sont le futur de la mode. À Londres, c’est le cas. Alors, pourquoi pas ici ?"

        Grandir pour survivre

        Si Sonja Noel est convaincue du potentiel de cette création de proximité et de l’importance de distribuer ce type de vêtements dans des boutiques comme la sienne (capable de véhiculer l’histoire des marques et des collections), elle garde les pieds sur Terre : "Aujourd’hui, le marché est très concurrentiel. Les boutiques comme la mienne ont presque disparu, remplacées par les magasins des grandes chaînes. Les clients sont submergés par une offre de plus en plus large. Internet leur donne l’impression qu’en deux clics, ils peuvent avoir compris une collection. Or, ce n’est qu’en touchant un vêtement et en l’essayant qu’on peut saisir les particularités des pièces de créateur. Pour que des griffes de stylites puissent survivre, il faut qu’elles grandissent. Au bout de quelques années, si on reste trop petit, on finit par s’épuiser."

        En l’absence de cette croissance obligatoire, beaucoup de designers belges prennent la décision d’arrêter leur marque. Travaillant alors pour des maisons plus importantes ou développant des projets alternatifs loin de la mode telle qu’on l’envisage. Pour Giulia Mensitieri, ce pas de côté par rapport au système est logique : "Lors de mon enquête, j’ai pu noter que les rares créateurs qui s’en sortent sont ceux qui ont renoncé au grand cirque du luxe et qui ont trouvé leur place en dehors du système
        et du rythme imposé par ce secteur qui ne fait aucun cadeau. La preuve : même au sommet de la pyramide, parmi les designers qui ont atteint des positions enviables dans les maisons de luxe et bénéficient d’un salaire à l’avenant, nombreux sont ceux qui finissent par craquer sous la pression."

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