Dans les ateliers de l'Opéra de Paris

Ce sont les derniers artisans du rêve. À l’Opéra Bastille, temple du lyrique parisien, les ateliers “Costume” flirtent avec le merveilleux. Leur secret ? Une technique identique à celle de la Haute Couture, un savoir-faire exceptionnel et des exigences hors normes. Visite guidée exclusive, avec Mozart comme partition.

PAR YETTY HAGENDORF. PHOTOS : © FRANÇOIS ROELANTS, ANN VAN AERSCHOT |

Inauguré en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Révolution Française, dessiné par l’architecte urugayo-canadien Carlos Ott, l’Opéra trône majestueusement sur la place de la Bastille à Paris. Au Palais Garnier, la danse, à l’Opéra Bastille, le lyrique. Sur le côté droit du bâtiment circulaire, tout en verre, un passage en contrebas. C’est l’entrée du personnel et des artistes. Des boîtes aux lettres en bois mènent jusqu’aux portiques. Un peu comme à l’aéroport, on entend parler russe, italien, hébreu... Le monde de la musique n’a pas de frontières.

Quatorze étages – huit en hauteur, six en sous-sol, jusqu’à 21 mètres sous terre – plusieurs ascenseurs et un dédale de couloirs, où quelques employés se perdent encore, composent le monde mystérieux de l’Opéra Bastille. Pour parvenir aux ateliers de costumes, il faut traverser une galerie dominée par six imposantes têtes de taureau suspendues et un vaillant torero posé au sol, reliquats de l’opéra Carmen. Au bout du labyrinthe, surgissent des portants de costumes à perte de vue. 

Beaucoup de chemises blanches, des couleurs chatoyantes, des reflets soyeux, des habits d’époque. Sous l’affichette Cosi Fan Tutte, l’opéra de Mozart mis en scène par Anne Teresa De Keersmaeker et qui s’y prépare quand nous visitons les lieux, des uniformes militaires, des polonaises, du blanc, du beige, de l’argent, une plongée luxueuse dans le XVIIIe siècle. Les ateliers sont à proximité. Trente-trois personnes s’y affairent, vingt-sept femmes et six hommes, répartis en deux univers hiérarchisés : atelier tailleur pour les costumes hommes, atelier flou pour les vêtements de femmes. On les reconnaît aux ceintures d’épingles accrochées à leur taille et aux colliers de mètre- ruban. Aucun bruit de machine ne trouble la tranquillité apparente.

Vêtements aquasolubles

Beaucoup de tissus sont piqués à la main, explique Jean-Bernard Scotto chef du service couture, un peu comme en Haute Couture, en raison des exigences techniques et aussi parce que le cousu-main se défait plus facilement. Faire et défaire : un refrain récurrent. Il y a les costumes qu’on réadapte d’une production à l’autre, les essayages successifs, il y a aussi les mesures erronées transmises par des théâtres internationaux pour des solistes qui n’arrivent qu’aux répétitions. 

Au lieu de laisser un cm de réserve comme dans le commerce, nous en laissons cinq pour pouvoir aisément gagner une ou deux tailles. Nos doublures se démontent. Nos coupes comportent des soufflets pour faciliter le mouvement, le bas de nos capes se détache pour permettre le nettoyage, les décorations aussi, les jupons à tirettes sont extensibles et nous ne sommes jamais avares de dessous de bras, ces pièces de tissus glissés sous les habits pour absorber la transpiration.

À chaque production est attribué un ou une responsable qui coordonne les intervenants et accompagne le projet de l’idée à la représentation. Mon rôle est de concevoir ce qui est techniquement possible entre les exigences du costumier et les limites du budget, explique la très diplomate Alexandra Wassef. Car des demandes extravagantes, les ateliers n’en manquent pas, comme le raconte Jean-Bernard Scotto. Pour Moïse et Aron en 2015, le metteur en scène Romeo Castellucci a voulu un costume blanc qui, après le passage des choristes dans une piscine installée sur la scène, sortirait noir

Nous avons essayé un produit colorant, puis des jeux de lumière, des gels, une teinture de l’eau, rien n’était satisfaisant. La solution est venue de nos ateliers : sous leur complet blanc, les chanteurs ont revêtu un complet noir. La tenue blanche (veste, pantalon et chaussures) était cousue de fil aquasoluble qui éparpillait le vêtement dans l’eau. Les morceaux étaient récupérés par deux plongeurs et les choristes sortaient du bassin, tout vêtus de noir. L’effet était saisissant. Tous les soirs, douze couturières recousaient les vêtements blancs de fils invisibles.

Autre souci que connut l’équipe : une partie du choral devait à un moment se couvrir le corps et le visage avec un gel coloré, ce que les machines à laver de l’opéra n’appréciaient pas du tout. La solution ? Simple : prévoir dans le budget l’achat de 1000 pantalons et 1000 chemises à usage unique.

Mille bijoux pour une seule robe

Les ateliers de l’Opéra de Paris sont un lieu privilégié où rien n’est déraisonnable, raconte avec ravissement An D’Huys, costumière de Cosi Fan Tutte. Nous avions demandé sept robes d’époque en une seule couche d’organza. Cousues main, entièrement transparentes, elles ont nécessité près d’une centaine d’heures de travail chacune. À la deuxième répétition en costumes, Anne Teresa de Keersmaeker, le dramaturge Jan Vandenhouwe et moi, avons décidé de les supprimer... et de les faire porter par les figurants lors du salut. J’ai eu mal au cœur, mais les couturières de l’opéra, habituées aux changements, n’ont pas cillé. Ce sont des conditions de travail exceptionnelles où tout le staff s’investit à 200 %.

À l’affût de la moindre innovation, les ateliers expérimentent sans arrêt. On y utilise le plastazote (une mousse plastique très spécifique), de la fibre d’ananas ou de banane, des matières qui réagissent à la lumière, des impressions 3D et même le tissu le plus léger du monde, développé par un Japonais, tissé très serré, très solide, qui ne dépasse pas les cinq grammes au mètre carré.

Le budget costume d’un opéra varie de 10 000 à 450 000 € avec près des deux tiers consacrés à la main-d’œuvre. La fourchette varie de 500 à 1000 € pour un habit contemporain, de 1500 à 2000 € pour un costume historique.

Gonflant, le mannequin

Un peu plus loin, des rires s’élèvent de l’atelier des modistes. Laure Cuvillier, y règne depuis vingt-cinq ans. Une marotte (tête en bois ou en son, ndlr) entre les cuisses, elle sculpte les matériaux rigides (feutres, pailles et toiles gommées) devenus souples grâce à la vapeur. Bibis, casques, tricornes, melons ou calottes, elle sait tout faire. Avec de la corde de piano sur les bords du chapeau plutôt que du laiton. En badigeonnant les coutures au savon de Marseille avant de les repasser, pour les lisser. En couvrant les traces jaunies d’un ruban foncé pour les camoufler. L’inventivité est sans limite.  

Même pour ces faux crâne en cuir, qu’on a vu remonter sur la tête des chanteurs à la seconde répétition, confie Laure Cuvillier. On a modifié les coutures mais malgré cela, la transpiration rétrécissait le cuir. Il a fallu qu’en coulisses les habilleuses disposent de formes pour retendre les crânes entre chaque passage sur scène ! Souvent, pour que le chapeau ne gêne pas le retour du son, les modistes placent un morceau de tulle au niveau des oreilles. Si une perruque est nécessaire, elle sera fabriquée en une dizaine de jours avec de vrais cheveux, après une empreinte de la tête du chanteur à la cellophane. La plus grande partie de cheveux vient d’Asie, de la Russie ou des pays du Nord. Mais plus ils sont longs et clairs, plus ils sont chers.

Des mannequins de tissu, répartis ça et là, ouatés par endroits, reproduisent la morphologie des solistes. À l’Opéra Garnier, il a été possible de développer des morphotypes (ligne de mannequins aux mensurations standards des danseurs, ndlr), mais dans le monde lyrique, l’idée est utopique, surtout quand on sait que les chanteurs spécialisés dans le répertoire de Wagner peuvent atteindre 2m20, avec 142 cm de tour de poitrine, 132 de tour de hanche et chausser du 56. 

Au pressing aussi, il y a un mannequin, mais celui-là est gonflant. Allumé, il change de taille et dégage de la vapeur permettant en 30 secondes de défroisser les plis d’une robe Renaissance. Autour de ce Hulk blanc, des dizaines d’immenses machines à laver ne cessent de tourner. Les vêtements proches du corps sont lessivés quotidiennement. Pour la Traviata de Verdi, à l’issue de chaque représentation, il y avait 100 chemises à passer à la machine...

Enfin, quand le rideau tombe pour la dernière fois, les costumes sont tous nettoyés et rangés sur des portants couverts par de larges housses qui laissent respirer les vêtements. Puis expédiés chez un stockeur en Touraine, équipé pour contrôler l’hydrométrie, les nuisibles, dont les mites, bête noire des ateliers. 

Régulièrement, pour dégorger le stock, l’Opéra organise des ventes publiques à des prix très accessibles. L’occasion de toucher du doigt le travail de ces illusionnistes, maîtres des étoffes qui agrémentent les spectacles d’un artisanat d’exception.