Jérôme Dreyfuss, roi du sac

Véritable trublion au royaume du sac, Jérôme Dreyfuss est devenu, en moins de quinze ans, le créateur que Parisiennes et compagnie veulent à leur bras à tout prix. Une bonne dose d’autodérision et de décontraction en prime, c’est surtout un créateur engagé et sans prise de bec. Rêves entêtés. On crie Hourra !

Amandine Maziers |

Le rendez-vous est pris dans son nouveau QG, en plein 3e arrondissement parisien. Ça fait à peine deux semaines que l’équipe s’est installée ici et Jérôme Dreyfuss sourit à l’envi. Heureux. Deux ans de tractations pour un terrain jugé inconstructible et un chantier de six mois, ces bureaux c’est toutes ses marottes en une. Un bâtiment écoconçu. Un jardin central dans lequel il a lui-même planté et arrosé. Des références aux architectes qu’il admire, là des vitres en verre armé comme chez Le Corbusier, ici des murs en béton comme chez Niemeyer, il a imaginé jusqu’au dessin des fenêtres. Une envie de faire au plus simple et de revenir à la fonctionnalité, comme pour ses sacs. Des objets chinés qui ont une histoire (ah, ces luminaires du rayon lingerie d’un grand magasin tchèque !). Un show-room en bas, son bureau tout en haut. À 41 ans, l’homme est à la tête d’une belle success-story mais a aussi connu quelques abysses. À 23 ans, ce jeune Nancéen cartonnait à Paris avec ses collections de prêt-à-porter mais s’est vite retrouvé plus encensé que fortuné. Alors on ne la lui fait pas.

On ne vous connaissait pas aussi amoureux d’architecture…

Un jour, une femme pour qui je dessinais une robe de mariée m’a dit que venir chez moi avait été mieux pour elle que des milliers de conversations avec sa meilleure amie et dix ans de psychanalyse. Là, je me suis dit que j’avais tout gagné. Mais en faisant des accessoires, la coupe, le travail de la matière et le rapport au corps m’ont beaucoup manqué. J’ai comblé ce vide en me gavant d’architecture.

Et puis vous êtes de Nancy, c’est la ville de Jean Prouvé…

C’était un ami de mes grands-parents. La cabane de jardin où je jouais petit était un de ses pavillons. Jean Prouvé construisait pour ses amis fauchés. Il avait fabriqué une cuisine pour mes parents mais, après quelques années, ma mère a préféré avoir une cuisine Ikea… On a fini par jeter la Prouvé aux encombrants ! Finalement, ce que le travail de Prouvé est aujourd’hui est très représentatif de ce qu’est devenu le monde : un énorme monde marchand… Prouvé, c’est l’abbé Pierre, c’est les pavillons d’urgence, c’est la simplicité. C’est le contraire des prix qui s’envolent aujourd’hui. Ce que j’aime dans son travail, comme dans celui de Niemeyer, c’est la vision sociale, le fait d’avoir une problématique et de la résoudre. J’aime bien cette démarche, et c’est pour ça que je ne suis pas un artiste : sans problème, je ne suis rien. Si j’ai commencé à faire des sacs, c’est parce que ma femme (la créatrice Isabel Marant, NDLR) est un bordel ambulant. Il fallait que j’organise sa vie, ça c’est un problème qui m’intéresse.

Vous voyez des parallèles entre mode et architecture ?

La mode devrait être comme l’architecture. L’architecte fait en sorte que son client soit bien chez lui, la mode devrait avoir la même ambition. Comme Coco Chanel quand elle a fait sauter les corsets. Après tout, qui a encore envie de porter des talons ? On veut des baskets en maille. Aujourd’hui, on bénéfi cie d’une technicité incroyable, on devrait en profi ter beaucoup plus. L’autre jour, je me suis acheté un blouson de ski et j’hallucinais avec ma femme sur sa technicité : fi n comme un K-Way mais chaud comme une doudoune. Il est là l’avenir.

Vous avez souvent dit que vous étiez un imposteur dans la mode…

Gainsbourg me fascinait parce qu’il clamait qu’il séduirait toutes les femmes avec sa musique. Je le trouvais trop fort ce mec. Moi j’avais 12 ans, je suis allé acheter du tissu chez Bouchara et j’ai commencé à faire des vêtements et organiser des essayages pour séduire les filles dans la cour de récré. J’étais un gamin insupportable, ma nounou espagnole, que j’adorais d’amour, m’avait appris à coudre pour me calmer. Plus tard, parce que je jouais avec le papier collant en classe, j’ai fait des robes et des corsets en scotch. Il y en a un qui est exposé au Musée des arts décoratifs à Paris et ça fait toujours rire mon frère, car ce sont mes trucs d’enfants qui sont au musée !

Tout ça, c’est un rêve de gosse alors ?

C’est prétentieux ce que je vais dire, mais je savais ce qui allait m’arriver. À la fi n des scouts, on écrivait des mots sur nos sacs et moi je disais à mes copains de les garder pour quand je serais célèbre ! Quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais couturier à la capitale. Mon prof d’histoiregéo m’appelait Chanel, quel connard. Je suis venu à Paris à 17 ans pour Mugler, Montana, Gaultier, je les idolâtrais. J’allais au Palace. J’envoyais des photos de moi avec Elena Christensen ou Naomi Campbell à mes potes. J’ai fait l’école Esmod pendant trois mois, mais je ne comprenais pas qu’on fasse de la mode comme on faisait du droit. Moi je faisais de la mode parce que j’adorais ça, c’est tout. Je suis devenu l’assistant de John Galliano au culot, et c’est là que tout a démarré.

Alors comment on passe du prêt-à-porter aux sacs ?

Vous avez 22 ans, toutes les personnalités portent vos vêtements, mais personne ne vous paie. Donc à la fi n, vous n’avez plus de sous. J’ai travaillé avec Michael Jackson pour les costumes de son dernier album. J’avais décidé que je ne serais pas une sangsue de plus sur le dos de ce mec incroyable et je n’ai donc jamais communiqué là-dessus. À 23 ans, j’ai rencontré ma femme, on a eu un enfant. Je viens d’une famille bien judéo-chrétienne dans laquelle il faut assurer, alors il fallait que j’assure moi aussi. Je me suis mis à faire un sac : j’ai pris une peau et je l’ai travaillée comme une robe, c’est pour cela que ce sac est tout mou. C’est le Billy et c’est encore un de nos best-sellers. La première saison, on a vendu 50 sacs. On a bu du champagne quand on en a vendu 500, c’était il y a dix ans. Puis ça a été exponentiel. Aujourd’hui on en vend 90 000 par an, dans 340 points de vente à travers le monde.

Et vous affichez une croissance à deux chiffres avec

16 millions de chiffre d’aff aires en 2014… You have to give it back est sans doute la seule expression américaine que j’aime. Je ne suis pas pour une croissance à outrance. On a un accès assez facile aux médias, alors autant en faire quelque chose qui a du sens. Nous sommes un des sept pays les plus riches du monde, nous avons une chance sur sept milliards d’être nés ici, donc on se doit de partager cette chance. On ne peut pas rester sur ce tas de pus. Il faut lire Pierre Rabhi, Naomi Klein, regarder les exemples de Bill et Melinda Gates. J’ai, depuis mes années chez les scouts, intégré les tu respecteras la nature, tu coupes l’eau du robinet parce que des Africains n’ont pas d’eau… Notre génération est celle du changement et j’aspire à aller encore plus loin. En attendant, on travaille avec des ateliers dans lesquels on peut tout contrôler, le salaire des gens, les normes incendie… Je veux tout savoir. On n’utilise que des peaux issues de l’agroalimentaire, avec des animaux élevés en plein air, sans barbelés. Il y a des signes qui ne trompent pas et on les apprend vite : un veau de 2 mètres, c’est qu’il est élevé aux hormones. Une peau abîmée sur les flancs, c’est qu’il y avait des barbelés. On n’est pas des gars à la mode, on fait attention à tout cela parce qu’on y croit, avant toute chose. Au bureau, j’ai converti tout le monde et les filles prêchent encore plus le bio que moi. Je n’aime pas les extrêmes, je ne suis pas végétarien, mais j’ai envie de trouver un lien entre mon travail et cet engagement. Ces nouveaux bureaux écoconçus, c’est déjà un premier point de départ. La réponse est autour de moi et je crois vachement en l’humain. Sinon on est mal barré.

17 % de vos ventes passent par le Web, c’est un point de départ aussi ?

Dans trois ans, si on n’est pas sur Internet, on est mort, c’est évident. Par contre, j’ai adoré l’idée des réseaux sociaux et de cette communauté qui parle, mais c’est ma grosse déception avec le Web : j’aimerais pouvoir parler au dixième degré, mais il faut constamment s’autocensurer. Alors on essaie de comprendre et s’adapter. Reste que je suis hyperimpliqué dans mes propres boutiques. Deux fois par saison, je déjeune avec les filles des boutiques. La première fois elles me font un rapport, la seconde je leur parle de la collection. J’avais un autre rêve, celui de faire une entreprise sympa. Nous sommes quarante-huit aujourd’hui et j’ai l’impression qu’on y arrive.

On vous catalogue souvent de créateur antistar, pourtant vous avez lancé votre marque avec votre nom…

C’est vraiment le truc auquel j’aurais dû penser ! Mais quand j’ai lancé mes sacs, je n’avais pas d’argent et mon nom était mon seul capital. À 20 ans, j’étais avide de reconnaissance, avec tous mes rêves de môme devant moi. Kenzo m’invitait et je me retrouvais avec Yves Saint Laurent, Sonia Rykiel et compagnie. Quelle époque ! Après j’ai eu mon enfant et j’en avais ma claque de tout ça. C’est une amie d’enfance, Rachel Chicheportiche, qui m’aidait à gérer mon entreprise et la dirige aujourd’hui. À l’époque, je n’avais plus rien. J’ai fait un job pour Loris Azzaro, elle a tout mis à la banque et m’a juste donné 1 000 euros pour faire ma première collection de sacs. On s’est surfrités pendant trois mois, j’étais furieux. Pourtant c’est ce qui nous a sauvés. On a construit la deuxième collection avec les bénéfi ces de la première et aujourd’hui on fonctionne toujours comme ça : on investit dans le produit.

Au rayon des icônes que vous adoriez enfant, il y a justement le photographe Jean-Paul Goude, qui a signé votre dernière campagne…

Ah oui, là je viens de cocher une grosse case ! C’est un monsieur fantastique, hypercréatif, partageur, dynamique. Je lui ai écrit sur le mail indiqué sur son site Web. Je lui ai raconté que depuis l’âge de 12 ans, je rêvais de travailler avec lui et que maintenant que j’avais 40 ans il était temps… Même si c’était de l’ordre du rêve. Et il m’a répondu tout de suite !