A la rencontre des artisans de Jaipur

Installée en Inde quelques mois par an, la créatrice belge Céline d’Aoust raconte le savoir-faire des joailliers locaux et la magie de ce haut-lieu de la pierre précieuse.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS OLIVIER MARGANNE. |

Fin novembre, Jaipur, Rajasthan. Quelques jours après Diwali, la plus importante fête religieuse du calendrier hindou, cette grande ville du Nord de l’Inde a repris son rythme effréné. Dans le joli appartement qu’elle occupe quelques mois par an avec son mari Matthieu, Céline d’Aoust construit, depuis presque dix ans, les contours de son label éponyme. Sa marque de fabrique : un style pur, contemporain et délicat centré sur la pierre (tourmaline de Madagascar, diamants gris...) qui joue les premiers rôles dans ses créations au point, le plus souvent, de dicter les règles du jeu.

Et donc au point d’écrire le début de l’histoire et d’inviter Céline à en imaginer la fin. Comme la bague Maya, l’une de ses créations les plus emblématiques, dont le fin anneau en or jaune ne sert qu’à soutenir une sublime tourmaline. Ce bijou en apparence ultrasimple est celui qui nous permet de déterminer si un nouvel atelier avec lequel nous voulons travailler peut répondre à nos critères d’exigence, explique Céline. Celui avec lequel Matthieu et Céline collaborent aujourd’hui par exemple, ils ont mis du temps à le trouver.

Orchestrée par Dinesh, un jeune Indien qui - comme c’est presque toujours le cas à Jaipur - travaille en famille aux côtés de son père, cette factory a su capitaliser sur le savoir-faire de ses artisans tout en investissant dans les nouvelles technologies. Mais si, en Chine, la production est aujourd’hui totalement mécanisée, l’Inde reste le pays de l’artisanat. Et, si l’œil des artisans est aussi précis que celui d’un microscope et leur dextérité sans égale, l’approche reste avant tout humaine et traditionnelle.

Approche organique

À Jaipur, le métier de la joaillerie est organique, fruit d’un héritage qui se transmet de père en fils. Ici, les artisans sont considérés comme des artistes. Leur patte est unique, à l’instar de chaque pièce qui passe entre leurs mains. La difficulté, aujourd’hui, consiste à convaincre les plus jeunes que la technologie n’est pas un passage obligé et qu’il reste une place de choix pour ceux qui maîtrisent un savoir-faire qui ne s’enseigne dans aucune école, précise Dinesh. 

C’est le cas de Faroq, en charge de la taille des pierres entrant dans la composition des pièces uniques de Céline. Plus à l’aise assis par terre, en position du lotus, que devant un établi, il affiche en permanence un sourire qui trahit sa passion et son implication. Quant à l’étonnante évidence qui émane de chacun de ses gestes, les mêmes que ceux de son père, son unique professeur, elle est le fruit de nombreuses années de pratique. Faroq nous a sauvés de nombreuses pierres, assure Céline en souriant.

Ce sourire, c’est celui de la connivence, d’une complicité qui se passe de mots et qui se traduit, dans la pratique, par des bijoux en tourmaline transparente aux couleurs sans cesse renouvelées : poudre, kaki, vert eau, vieux rose, voire fuchsia... 

À l’entrée des bureaux de Dinesh, une statue de Shiva, le dieu de la sagesse, de l’intelligence et de la prudence, accueille les visiteurs. Si les clins d’œil à la religion hindouiste sont finalement assez discrets, ils permettent de mieux comprendre les règles du travail et celles qui régissent les relations privées et professionnelles dans toute l’Inde moderne. Car si les artisans de Jaipur font peuve d’un savoir-faire exceptionnel, une approche très personnelle – centrée sur la confiance et le respect – reste au cœur de leur démarche. À chaque étape de la fabrication, la connaissance, l’expérience et la passion du travail dictent la gestuelle des sertisseurs et des polisseurs, ainsi que des autres artisans et techniciens qui contribuent à la fabrication de chaque bague, bracelet, boucles d’oreilles. 

Céline : Dans notre métier, tout est affaire de détail, de finesse d’exécution. Il nous a fallu plusieurs années pour nous comprendre, à tous les points de vue. Les différences culturelles créent parfois certaines ambiguïtés. Au niveau des délais, notamment. Les Hindous n’ont pas le même rapport au temps que nous. Ils vivent le plus souvent dans l’instant présent. Lorsqu’on débarque dans le pays pour la première fois avec notre mentalité d’Européens, c’est forcément un choc. Puis, on s’habitue. Eux aussi. C’est là que la vraie rencontre s’opère, la plus belle

Bienveillant Hunaman

Lorsque les ateliers travaillent sur les bijoux en série de Céline (20 % de la production totale, le reste étant des pièces uniques), la technologie mise au point depuis 2008 par la factory offre une nouvelle dimension à la collaboration. Chaque croquis est reproduit par le biais d’un logiciel. La pièce est imprimée en 3D. Avant, ce prototype était réalisé en argent et à la main avec un rendu beaucoup moins précis. Sur la face avant de l’imprimante high-tech de la factory, un petit logo peint grossièrement intrigue. Il s’agit du svastika, un porte-bonheur, porteur d’énergie.

Un symbole qui rappelle l’importance que revêt ici l’idée de tradition, l’envie de faire le bien et, par extension, produire les choses dans les règles de l’art. L’étape suivante consiste à transformer ce prototype en un moule en silicone ou en caoutchouc. Là encore, chaque artisan possède sa propre technique, qui influence le rendu du bijou. C’est à partir de ce moule recouvert de plâtre puis placé dans un bain qu’est réalisée la pièce finale en métal (argent ou or).  

Elle doit ensuite être pré-polie, puis sertie et polie à nouveau. Penchés sur leur établi, les artisans en blouse bleue réalisent un travail d’équilibriste. D’autant que la phase d’injection de l’or – même si elle s’opère sous l’œil bienveillant d’Hanuman, un dieu vénéré dans toute l’Inde dont le portrait s’affiche sur un mur – est loin d’être une science exacte. Lorsque la pièce n’est pas parfaite, il faut soit recommencer l’injection, soit, comme c’est souvent le cas, réaliser un travail de polissage, véritable travail d’orfèvre.  

Face aux polisseurs, les sertisseurs travaillent avec un degré de concentration qui s’apparente à une sorte de méditation. L’un d’eux travaille sur un nouveau design de Céline : une bague “œil” sertie de diamants marquise. Une pièce d’une finesse incroyable dont la symbolique trahit l’attachement désormais presque fusionnel qui relie la créatrice à l’Inde.

Entre 2000 et 2500 pièces par an

À la sortie de la factory, chaque bijou porte une double signature : celle de Céline d’Aoust mêlée à celle des hommes qui lui ont donné ce caractère unique, marque de fabrique du label. En tout, chaque année, la factory produit entre 2000 et 2500 pièces pour la créatrice. 

Parmi les 400 designs imaginés par Céline, les pièces uniques – entièrement façonnées à la main – peuvent demander jusqu’à un mois de travail. Certaines opérations, comme l’affinage des fils d’or – prennent de longues minutes et ne tolèrent aucune approximation. Dans un autre quartier de Jaipur, là où Céline et Matthieu achètent leurs pierres brutes depuis trois ans, la confiance, le respect et la patience font également partie des fondamentaux, des bases de la collaboration.

Très codifié et assez secret, le business des pierres n’en est que plus fascinant. Point de départ du processus de création : le choix des tourmalines, diamants gris ou diamants qui dresse les contours des collections. C’est à deux que Céline et Matthieu, à la fois complices et complémentaires, font leur sélection parmi les pierres proposées par le marchand. Face à eux, des centaines de petits cailloux divisés en lots.  

Céline : lorsque la marque a grandi et que nous avons pu nous le permettre, nous avons décidé d’explorer le registre de la pierre brute. Cette double approche nous permet de proposer des pièces “castées” (moulées) en série, mais aussi d’autres dont la force repose sur le caractère unique du bijou dessiné et fabriqué pour sublimer une pierre en particulier. La difficulté de cette phase de sélection réside justement dans le caractère unique de chaque pierre. Impossible, malgré l’expérience des artisans, de savoir avec exactitude à quoi ressemblera le caillou brut une fois taillé. Ce côté aléatoire constitue l’essence du bijou, sa force, son mystère.  

Céline : les tourmalines bicolores et non taillées – celles avec lesquelles je travaille et qui m’inspirent — ne peuvent pas s’acheter à distance. Il nous arrive de passer plusieurs jours chez nos fournisseurs avant de nous décider. Dans les bureaux des brokers, seuls les hommes travaillent. Ces familles de Jaipur ne sont pas propriétaires des pierres. Elles les achètent à d’autres brokers travaillant pour le compte de propriétaires basés, dans le cas des tourmalines, à Madagascar, au Brésil ou en Afrique. Céline : pour moi, la difficulté est de ne pas m’enthousiasmer trop vite pour une pierre, puis de réaliser que le prix n’est pas juste ou qu’elle ne sera pas exploitable. À l’inverse, il nous arrive de tomber sur une pierre d’exception dont on sait que si on ne se décide pas tout de suite, on ne la reverra jamais.  

Céline se souvient notamment de deux diamants gris qu’elle a laissé passer et n’a jamais retrouvés. Parfois, certaines pièces acquises sur un coup de cœur restent dans un coffre pendant un ou deux ans avant d’être serties. Lorsqu’on nous commande un bijou très spécifique, cette manière de faire nous permet de ne pas devoir à tout prix trouver une pierre. C’est toujours quand on cherche que c’est le plus difficile. Les brokers le sentent. La négociation est plus complexe.

Depuis quelques années, le marché chinois a commencé à s’intéresser aux pierres semi- précieuses. Résultat: le prix des tourmalines augmente et les belles pierres se font plus rares. Céline : leur appellation a d’ailleurs changé. On dit désormais pierres fines ou gemstones. Mais pour moi, peu importe le nom, il s’agit déjà d’une vieille histoire d’amour. Ma chance, c’est que je m’intéresse aux pierres qui ont une âme, une inclusion, un jeu de couleurs, donc une spécificité, que certaines marques – plus traditionnelles – considèrent comme des défauts. 

Emeraudes à l'huile

Une fois les pierres choisies, le travail de taille commence. Un labeur magique mais d’autant plus périlleux qu’aucune pierre n’affiche la même forme ou le même dégradé de couleur. Pour créer des pavages cohérents et réguliers, les diamants gris – les préférés de Céline qui aime leur caractère plus raffiné, moins bling-bling — doivent être triés à la main.

En collaboration avec le responsable d’un petit atelier situé dans un quartier calme de Jaipur, Céline passe en revue chaque pierre. Pour certaines, l’échange peut durer une heure. Chaque inclusion est sujette à question. Si la bulle d’air est mal placée, il faut faire preuve de créativité. C’est à ce niveau que l’expérience et le savoir-faire prennent le pas sur l’approche artistique de Céline. Chevronnés et ultra-expérimentés, les tailleurs de pierres – le plus souvent des Bengalis – sont rassemblés au premier étage d’une maison à l’allure résidentielle.  

C'est là sur la terrasse, qu’ils coupent les pierres pour les débarrasser de leurs impuretés puis qu’ils les préforment avant de les facetter. La pression de la main de l’artisan sur la pierre préfigure sa qualité et son rendu final. Certaines manipulations – comme celle qui consiste à réaliser 58 facettes sur un diamant de 0,9 mm de diamètre – paraissent juste incroyables. Incroyable... comme ce lot, tout juste arrivé à Jaipur, d’émeraudes de Zambie conservées dans l’huile.

Céline les observe. Premier regard, premier coup de cœur pour l’une ou l’autre pierre. Mais rien ne presse. Du moins cette fois. Aucune décision ne sera prise ce jour-là. De toute façon, en Inde, le principe d’anticipation n’a pas sa place. Demain, ce sera peut-être un lot de diamants ou de tanzanites qui fera battre son cœur. Car ici, comme Céline aime le rappeler, tout est possible. Chaque jour. Et certaines choses ne s’expliquent tout simplement pas. La veille, une de ses amies italiennes ajoutait, en citant Pasolini, India è India

Son rêve indien

Diplômée en stylisme, Céline d’Aoust se passionne très jeune pour l’infiniment petit, les détails raffinés, ceux que les autres ne voient pas forcément, mais qui donnent alors à ses créations un supplément d’émotion. Elle enchaîne ensuite sur une formation en joaillerie aux Arts et Métiers tout en planchant sur ses premiers bijoux : en tissu, puis en argent. Il y a 10 ans, encouragée par Matthieu, l’homme de sa vie et business partner, elle lance sa marque éponyme. Au fil des années et des succès (la marque est aujourd’hui distribuée dans le monde entier et portée par Kate Hudson, Bérénice Bejo, Audrey Tautou...), elle introduit l’or, plus noble et mieux adapté aux pièces très fines dont elle a fait sa marque de fabrique, puis les pièces uniques réalisées sur base de pierres brutes taillées sous sa direction. La concrétisation de son rêve indien. À Bruxelles, ce rêve s’est matérialisé au travers d’un atelier boutique à son image. Clair, contemporain et joliment intimiste, il constitue un écrin plus-que-parfait à ces bijoux et surtout aux pierres qui peuvent ici, plus que jamais, raconter leur histoire.

158 rue Franz Merjay, 1050 Bruxelles. www.celinedaoust.com