Les secrets du Comté

On a tous mordu dans cette pâte dure de Franche- Comté! Mais saviez-vous qu’elle est la plus vieille appellation contrôlée fromagère de France, riche d’un savoir-faire de plusieurs siècles et d’une palette de saveurs parfois volontairement dissimulée ?

PAR CARLO DE PASCALE, PHOTOS D.R. SAUF MENTION CONTRAIRE. |

Le Comté, un fromage que tout le monde connaît, ou presque. On a tous mangé un jour cette pâte cuite pressée — bref, une pâte dure — qui jouit d’une appellation d’origine protégée européenne et que l’on trouve un peu partout, même au supermarché. Il est originaire de Franche-Comté, cette région qui borde tout le flanc nord-est de la Suisse et qui comprend le massif du Jura. Un coin de France qui peut s’enorgueillir de quelques autres beaux fromages : Morbier, Mont d’Or, Bleu de Gex, Cancoillote...

Campons le paysage. Il y a des prairies, il y a des vaches, et il y a un usage ancestral dans ces terres très froides de produire de grands fromages que l’on appelait autrefois vachelins. Un grand fromage de 40 kilos pour stocker le lait, c’est bien pratique, ça se conserve tout l’hiver et même plus longtemps. Mais l’inconvénient, c’est qu’il ne peut être réalisé par une petite exploitation fermière. Le XIIIe siècle trouve la solution avec la naissance d’un système de coopérative. 

Les fermiers apportaient — et apportent toujours — le lait, fruit de leur travail, à une fromagerie de village gérée en commun — la fruitière ou fructerie — où les fromages sont fabriqués. Aux XVIIe et XVIIIe, sous la houlette de fermiers suisses venus en voisins, le procédé
de fabrication évolue, s’inspirant des grands fromages de la proche Gruyère. Dès cette époque, on utilise la caillette (un des estomacs du veau) pour emprésurer le fromage.

Le Gruyère de Comté (c’est comme cela qu’on l’appellera longtemps) est né... Et il prospère, sous l’influence à nouveau de fromagers suisses venus travailler dans la région pendant la Première Guerre mondiale, suppléant ceux partis dans les tranchées. Au XXe siècle,
le paysage est dès lors bien campé : on fait dans une grande partie de la Franche-Comté, des plaines au massif du Jura, du... Gruyère qui obtient en 1958 la première appellation d’origine contrôlée fromagère en France, sous le nom “Gruyère de Comté”, devenue Appellation d’origine protégée européenne en 1996. 

Depuis, presque rien n’a changé. Si ce n’est le nom qui s’est figé en “Comté”, et la réputation de ce fromage, devenu une marque très forte, à 65 000 tonnes par an, la plus grosse AOP fromagère de l’Hexagone. Et pour la faire respecter, le Comité interprofessionnel de gestion du Comté (CIGC) veille. Alors, quand on voyage en Comté, cornaqué par le CIGC, on nous emmène au cul des vaches, pour nous montrer combien ce lait, qui sera fromage, est bon et riche de biodiversité.

Et c’est vrai que le cahier des charges de cette AOP ne rigole pas. La vache mange de l’herbe, des fleurs, du foin, et a droit à un hectare pour elle toute seule. Et les cloches au cou des vaches, ça donne du goût au lait ? Non, c’est un peu pour les retrouver, et beaucoup parce que sinon les voisins trouvent qu’il manque quelque chose au paysage sonore sourit Gérard Guyot, éleveur de vaches à Vernierfontaine. Éleveur de vaches ? Oui mais pas seulement. C’est en effet la particularité du système coopératif du Comté : les éleveurs sont aussi propriétaires de l’unité de production, la fruitière, qui fait des fromages. Je ne suis donc pas producteur de lait mais fromager

L'affinage, étape-clé

Pour faire du fromage qui a droit à l’appellation Comté, il faut pourtant quand même aussi compter avec l’intervention d’une tierce personne, l’affineur, celui qui surveille et au besoin corrige la maturation des meules produites. C’est chez lui que le Comté sera noté, sur 20. Selon qu’il soit au top de ces spécificités ou qu’il présente quelques défauts principalement visuels, il sera jugé et labellisé “bande verte” (plus de 14) ou “bande marron” (12). S’il est déclassé (moins de 12), il finira comme fromage de cuisine ou partira se faire fondre ailleurs.  

L’affineur est donc un acteur clé de la filière. Et dans le coin, il y en a des gros comme Lactalis ou Sodiaal Monts et Terroirs – celui-ci possède entre autres la marque Entremont et brasse à lui seul un tiers de l’appellation, et d’autres plus modestes en taille, mais de grande renommée comme Petite ou Rivoire-Jacquemin. Soyons pourtant de bon compte... avec les Comtés. Ils sont tous bons, oui même les géants.

Comme 80 % du produit se vend prédécoupé en grande distribution, le CIGC insiste en effet beaucoup sur le fait que la garantie du consommateur, c’est l’appellation. Bien sûr, il existe une variété des parfums et goûts — le CIGC a notamment mis au point une roue des saveurs du Comté qui permet de décrire le fromage comme on le ferait avec un vin — mais, d’après lui, le consommateur peut se “laisser faire”, puisque c’est l’appellation qui s’occupe de son bonheur.

Sauf que quand on sait que chaque fruitière a sa manière de travailler, que chaque affineur a son style et que le résultat final (la meule de 40 kilos) est lié à la somme des interactions entre le terroir, la fruitière et l’affinage, on se dit qu’il doit bien y avoir des différences objectives de qualité. Et on a raison de se le dire, car il existe de véritables excellences, avec parfois des différences énormes de crémeux, d’arômes, de textures, de goûts. On le sait, on en a rencontré. Et elles sont à trouver dans les 20 % de fromages qui ne vont pas dans le blister... 

Retour en fruitière

Il faut le savoir, le Comté d’aujourd’hui n’a rien à voir avec ceux de 1958, quand l’appellation a été créée. C’est comme l’huile d’olive, c’est mieux aujourd’hui qu’avant, notamment grâce au cahier des charges de l’AOP, vraiment exigeant. Il peut aujourd’hui vieillir beaucoup plus longtemps. Souvent de 8 à 10 mois, voire 18 à 24 et même parfois 36. L’affinage long concerne surtout les Comtés au lait d’été car quoiqu’on nous raconte, les seuls Comtés qui peuvent vraiment s’affiner sont ceux dont la vache a mangé de l’herbe.

Véronique Rivoire travaille à la cave Rivoire et Jacquemin, plus de 150 ans d’histoire à Montmorot, célèbre pour la véritable “cathédrale” d’affinage qui y a été créée. Elle nous confie : notre travail d’affineur, c’est d’amener chaque meule à son meilleur. Les vrais fromagers savent choisir, et ils connaissent toutes les subtilités du Comté. Ils nous font régulièrement des réservations spécifiques sur des affinages et des fruitières spécifiques. Cette diversité, on l’a découverte partout dans la région, à Montmorot, à Poligny, à Pupillin... Et des fromagers qui y réservent leurs meules, il y en a en Belgique aussi. 

Notamment Véronique Socié à Bruxelles, Pascal Fauville en province de Liège, ou Julien Hazard à Uccle. Eux achètent leurs Comtés à la source, chez l’affineur, en connaissant tout de la fruitière initiale qui les a fait naître. Pascal Fauville : La durée d’affinage n’est pas mon critère principal. J’ai un affineur de référence, Seignemartin, chez qui je choisis les produits provenant de deux fruitières spécifiques.

Julien Hazard sélectionne, lui, au cas par cas les Comtés jeunes et choisit uniquement les Comté affinés, de garde, en Comté d’été. Il se fournit chez Juraflore, et toujours aux mêmes fruitières. Juraflore illustre parfaitement la diversité du Comté. C’est un acteur important qui sert à la fois la grande distribution avec des produits de qualité mais abordables, et des passionnés comme moi. Avant de réserver mes meules, je goûte toutes les productions de la fruitière en question, semaine par semaine ! D’une semaine à l’autre, le climat peut affecter très fort la qualité du lait ! Le Comté de garde est une de mes plus grosses ventes et je choisis pour mes clients des fromages qui ont une “pâte” particulière, fondante mais qui peut parfois légèrement cristalliser, et je privilégie les arômes de fruits et de fruits confits.

Vous l’avez compris, la prochaine fois que vous voudrez vous procurer un Comté, passez par la case “fromagers”. Parlez-leur, échangez, goûtez. Vous découvrirez certes, quoi qu’il arrive, un grand fromage, le Comté, mais aussi un champ infini de saveurs enfin dignement révélées.