Leur maison est devenue leur business

C’est tendance : des boutiques, restos ou galeries installés dans la maison de leurs propriétaires, pour mille raisons différentes mais pour une même expérience intime et conviviale. Décryptage en cinq portraits croqués aux quatre coins de la Belgique.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. SAUF MENTIONS CONTRAIRES. |

Les loyers des commerces qui explosent, le trafic et les problèmes de parking qui refroidissent les candidats au shopping, les modes de consommation qui changent... Autant de raisons qui, ces dernières années, ont poussé de nombreux professionnels à installer leur enseigne dans leur propre maison : boutiques de vêtements, restos, instituts de beauté ou encore galeries d’art. Parfois, c’est l’aspect économique qui est entré en ligne de compte dans la décision.

Parfois, c’est l’envie de proposer un autre type d’expérience. Ou simplement de retrouver une qualité de vie perdue. Il y a une poignée d’années, la cheffe étoilée Arabelle Meirlaen a ainsi fait migrer son restaurant du centre de Huy dans une belle maison de campagne, qui est aussi son habitation privée, ce qui lui permet notamment de se sentir plus proche de ses deux filles. Mais qu’importe la raison : le concept séduit. Intimiste, la relation qui se tisse entre le (la) propriétaire et le public facilite l’immersion dans l’univers de l’enseigne.

Et ce n’est pourtant pas parce qu’on mixe commerce et home sweet home que les produits ou les services flirtent avec l’amateurisme. On est loin de la réunion Tupperware ou du vide-dressing entre copines. Créés par des experts dans leur domaine, ces lieux d’un nouveau type revisitent le commerce d’art, nos achats mode ou nos pauses bien-être. Quoi de plus divin, en effet, que de se sentir l’invité(e) d’un ou d’une passionné(e) qui vous ouvre les portes d’un lieu à la décoration léchée et qui vous fait vivre un moment de déconnexion autour d’un café ou d’un verre de bulles ? Rencontre avec une nouvelle catégorie de commerçants qui ont compris l’importance de vous faire vous sentir unique. 

Gaëlle De Surgères - Boutique de vêtements Babeth

© Noemie Kreitlow

La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Ce n’est pas Gaëlle de Surgères qui prétendra le contraire. Il y a trois ans, après un divorce et deux licenciements à quelques années d’intervalle, cette mère de quatre enfants décide de donner un nouveau tournant à sa carrière. Convaincue que c’est dans la vie d’indépendante qu’elle trouvera son épanouissement, elle ouvre une galerie d’art à Bruxelles. Puis, consciente que le secteur n’est peut-être pas le plus lucratif qui soit, elle décide de coupler ce projet à un autre : une boutique de vêtements installée dans un petit studio jouxtant sa maison de Rosières et baptisée Babeth comme sa plus jeune fille.

Un espace — qu’elle occupait elle-même jusque-là — qu’elle transforme à peine pour ne pas dénaturer son ambiance cosy. D’emblée, le succès est au rendez-vous. Mix de pièces accessibles, de créations perso et de trouvailles plus haut-de-gamme (dont la marque belge Imprevu), le concept de Gaëlle de Surgères séduit. Ce que les clientes apprécient ? L’impression d’être accueillie.  

Moins intimidante qu’une boutique chic, ce petit studio girly n’en propose pas moins un vrai service (conseils style, retouches...), le côté intime en bonus. Une sensation chaleureuse qui continue à perdurer malgré le succès du concept, qui se résume en quelques chiffres : 35 000 followers sur Facebook, un listing clients de 4 500 noms et 150 clientes qui poussent la porte du studio chaque semaine... puis achètent.

Boostées par l’atmosphère cosy du lieu et le regard bienveillant de Gaëlle et de ses collaboratrices, les femmes qui traversent le petit sentier bucolique menant au studio craquent en effet presque à tous les coups. Il y a quelques mois, face à ce succès, Gaëlle de Surgères a envisagé d’agrandir, ou de déménager, avant de se raviser. Peur de perdre en authenticité, voire se perdre elle-même. Alors, elle a tout simplement bichonné l’espace existant tout en affinant sa présence sur les réseaux sociaux. Mais elle continue à surfer sur ce qui a fait sa renommée : une offre très personnelle centrée sur des trouvailles ramenées de ses voyages fréquents en Italie et un conseil sous le signe de la franchise et du partage. Les femmes en redemandent.

www.babeth.be 

Chez Audrey Plunus - Maison galerie Art’n pepperi à Sart-Lez-Spa

À 36 ans, Audrey Plunus a déjà un long passé de galeriste derrière elle. En 2003, armée d’un diplôme de marketing, elle décide de lancer Art’n Pepper, sa galerie nomade. Ses expos, elle les organise pendant six ans dans différents lieux de Knokke ou de Bruxelles. Lorsqu’un client montre un intérêt pour un tableau ou une sculpture, elle n’hésite jamais à le lui “faire tester” in situ. L’occasion pour les gens de se rendre compte du rendu de l’œuvre dans un contexte réel.

Convaincue que cette approche est la voie à suivre, surtout lorsqu’il s’agit de grands formats, elle achète une première maison dans un quartier résidentiel de Verviers. Elle y organise des expos, mais aussi des stages créatifs pour enfants et adultes. L’an dernier, boostée par cette première expérience, elle déménage dans un lieu plus grand, à Sart-Lez-Spa, aux portes des Fagnes.

Sa maison, elle l’envisage aujourd’hui comme un espace hybride : galerie d’art, mais aussi table et chambres d’hôtes dédiées tant aux artistes qu’aux visiteurs et clients. Quatre fois par an, elle change d’ailleurs la configuration du lieu pour y créer un univers neuf et offrir une expérience différente. Chez Audrey, l’espace visitable avoisine les 300 m2, soit la moitié de la superficie de la maison. Quant au jardin de 5 000 m2 il est accessible en permanence. Le public peut y découvrir une trentaine de sculptures et jusqu’à 70 lors du rendez-vous “de l’art frais” programmé chaque année au mois d’août. 

Le dimanche, la galerie accueille jusqu’à 70 personnes par jour et... 400 en été. Cet engouement va de pair avec un accueil centré sur la rencontre, le dialogue et les échanges. En périodes d’affluence, les visiteurs garent leur voiture dans la prairie du voisin. Un détail qui résume bien cet étonnant contraste entre la qualité du travail de galeriste d’Audrey et son envie de conserver un esprit “comme à la maison”.

www.artnpepper.com 

Chez Lisa Klinkenberg & Mirko Radermeker - Restaurant Antoine, à Eupen

Ils se sont rencontrés dans un restaurant. Lui était en cuisine. Elle, en salle. Le coup de foudre ! Lorsque Lisa et Mirko décident de se lancer dans la vie d’indépendants et d’ouvrir leur propre établissement, ils se rendent rapidement compte que le prix des loyers va être un frein à leurs ambitions. Il y a un an, le frère de Lisa, à la recherche d’un resto pour un repas entre copains, s’invite chez elle. En fin de soirée, le verdict des garçons leur donne des idées.

Et si la solution était là, justement ? Celle qui consisterait à ouvrir un restaurant... à la maison. En mai 2017, après avoir déménagé dans l’ancienne habitation des parents de Lisa, le couple inaugure Antoine, un lieu atypique situé au cœur de la ville d’Eupen. Le couple s’installe à l’étage, le rez-de- chaussée étant réservé au restaurant. 

La cuisine familiale devient le terrain de jeu de Mirko. Le bureau est transformé en vestiaire, l’ancien living en salle à manger et l’ex-chambre des parents en pièce frigo. Depuis l’ouverture, Antoine (25 couverts par service) est pris d’assaut. Quant au public, il est constitué d’une moitié de curieux titillés par ce concept atypique et d’une autre moitié de férus de gastronomie. Lorsqu’on arrive chez Antoine, donc, il faut sonner. Le couple tient absolument à ouvrir la porte à chaque client. Les gens apprécient. Tout comme les assiettes du chef, un cuisinier formé à l’école française, mais dont les plats flirtent avec un certain cosmopolitisme.

Chez Antoine, on vient pour un menu et on s’attarde. Parfois entre quatre et cinq heures. En fin de soirée, Lisa a d’ailleurs souvent l’impression d’avoir noué de vrais liens avec ses clients. Cette approche curieuse mêlant convivialité et cuisine haut-de-gamme, le couple tient en tout cas à la garder. Parce qu’elle cadre avec leur envie de bousculer les codes. Une majorité de produits locaux, une carte renouvelée mensuellement, une qualité de vie soignée... Le secret de la longévité ?

www.antoine-restaurant.be

Chez Jean-François Declercq - Atelier Jespers à Bruxelles

© Mireille Robaert

Lorsqu’il emménage dans une maison de l’architecte moderniste Victor Bourgeois, au cœur du quartier Montgomery à Bruxelles, ce collectionneur passionné et frénétique ne se doute pas un instant qu’il va la transformer en galerie d’art. Pourtant, le design, il baigne déjà dedans depuis 20 ans. À l’époque, Jean-François Declercq possède une impressionnante collection de mobilier Jean Prouvé, dont il est tombé fou amoureux quelques années auparavant. C’est Frédéric Chambre, directeur de la salle de vente parisienne Piasa, qui le convainc finalement de la vendre.

Face à sa maison désormais entièrement vide, le collectionneur sent qu’il a une carte à jouer. Quelques semaines plus tard, lorsqu’il découvre la table tréteau du designer belge Ben Storm lors d’une foire à Milan, les choses se précisent. Enthousiasmé par les pièces de Storm, Jean-François Declercq décide de lui consacrer une exposition chez lui, à la maison. 

© Filip Dujardin

Le début d’Atelier Jespers, une galerie baptisée en hommage au sculpteur Oscar Jespers, premier propriétaire de l’habitation. Depuis trois ans, l’homme a organisé pas moins de treize expositions, dont deux hors-les- murs. Quant aux acheteurs et visiteurs qui s’invitent chez lui (environ 15 à 20 par semaine), ils sont forcément avertis ou en tout cas avides de découvertes et d’échanges. Jean-François Declercq consacre 50 % de son temps à Atelier Jespers.

Dans ce projet, ce qui le motive, ce sont évidemment les rencontres avec les artistes et le public, mais aussi l’occasion qu’elles lui donnent de refonder en permanence son quotidien. Presque entièrement vide en dehors des expositions, la maison se réinvente tous les mois-et-demi pour cadrer avec les nouvelles envies du propriétaire. 

www.atelierjespers.com 

Chez Laurence Gaspard - Institut Laurence à Horion

© Jehanne Hupin

À la tête d’un commerce florissant pendant 16 ans, Laurence Gaspard opère en 2008 un changement vie radical. En quête, avec son nouveau compagnon, d’une maison pour s’y installer en famille, elle tombe amoureuse d’une grande ferme en carré située en pleine campagne, entre Namur et Liège. Si la maison et ses abords la séduisent, elle voit tout de suite le potentiel de la grande aile qui jouxte le corps de logis. Il a toutefois fallu quatre ans à son compagnon pour transformer ce bâtiment en ruine en un institut d’exception qui bouscule les codes du genre : par son esthétique contemporaine sous le signe des matériaux nobles (le bois, le béton lissé, le lin Libeco...), mais aussi par ses équipements high-tech.

En tout, l’espace compte cinq cabines dédiées aux soins, à l’endermologie, à l’épilation définitive ou encore au maquillage permanent, sa spécialité. Un luxe qui contraste avec cette impression d’entrer chez Laurence, dans un lieu où l’on se sent attendue. Dépourvu de vitrine, d’enseigne et de commerces avoisinants, il plonge les clientes dans une atmosphère intime. Étrangement, cette esthéticienne atypique n’a jamais eu peur d’aller là où on ne l’attendait pas. À 19 ans, alors qu’elle venait à peine de se lancer dans le métier, elle était déjà convaincue que même implanté au fond des bois, son business fonctionnerait toujours.  

Être différente : l’obsession de Laurence, peintre à ses heures perdues. Instinctive et jusqu’au-boutiste, elle a donc créé un espace en phase avec ses envies actuelles, qui cadrent totalement avec l’air du temps. Déléguer ? Elle y a renoncé, préférant se concentrer sur son core business, sans plus gérer une armée d’esthéticiennes comme dans son précédent commerce. Pour promouvoir son petit bout de Paradis, Laurence fait peu de publicité, préférant le bouche-à-oreille. Ses clientes — qui l’ont suivie lors de son déménagement — viennent désormais toutes les 4 à 6 semaines, parfois pour une demi-journée. Le temps de papoter ou même de déjeuner avec Laurence à la fin des soins.

Travailler à la maison ? Une situation qu’elle qualifie de confortable et de frustrante à la fois : sa fille a parfois regretté de toujours passer après les clientes. Quant aux marques qu’elle distribue (Marie Galland, notamment), cette approche les ravit. Il lui est certes arrivé de ne pas être prise au sérieux par certains labels, mais c’était jusqu’à ce qu’ils consultent ses chiffres de vente... La preuve que même cachée au milieu des arbres et sans l’ombre d’un plan marketing, le succès peut être au rendez-vous. Le bonheur aussi.

www.laurence-esthetique.be