Ora-ïto... "Le design comme aujourd’hui, c'est fini"

Qualifié de nouveau Philippe Starck dès ses débuts, Ora-ïto est, à 40 ans, la nouvelle icône du design français. Son art à lui ? Rendre simple des objets complexes. On l’a rencontré à la veille de son départ à Milan. “Simplexe”, forcément “simplexe”.

par Dorian Peck. Photos DR sauf mention contraire. |

C'est sans doute le premier designer iconique de l’ère numérique. L’un des rares à être connu des jeunes de moins de 25 ans. Fils du célèbre joaillier Pascal Morabito, Ora-ïto est entré dans le design “par effraction”.

À ses débuts, en 1997, il propose sur Internet un catalogue de produits griffés Vuitton, Apple, Nike… qui n’existent pas, et qui lui sont commandés par milliers. Un coup de force qui le place d’emblée comme précurseur et montre, déjà, son goût pour l’audace. Depuis, il travaille avec les plus grandes marques internationales : Adidas, Guerlain, Pucci, Christofle, Decaux…

Son maître mot : la “simplexité”. Traduisez l’art de rendre simple des objets complexes.
Ce qui, chez Ito, est souvent le résultat d’un travail acharné. Car l’homme est un work addict, capable de peaufiner ses concepts pendant plusieurs années s’il le faut. C’est aussi un agitateur-né dont la passion des formes rejoint des préoccupations de fond : comment mieux vivre ensemble ?

À l’occasion de ses vingt ans de carrière, six de ses objets ont rejoint la collection du Centre Pompidou, dont ses icônes, la bouteille Heineken et le flacon Idylle pour Guerlain. Collectionneur d’art, Ora-ïto se retrouve aussi à la tête du MaMo, un centre d’art contemporain “à ciel ouvert”… niché sur le toit de la Cité radieuse, à Marseille. Autant de raisons d’enfin le rencontrer, avant qu’il ne s’envole pour l’incontournable salon de Milan.

“Ce qui me plaît avant tout, derrière chaque objet, c’est l’histoire qu’on va en raconter.”

Ora-ïto, vous avez le nom d’un ovni. De qui êtes-vous l’envoyé sur Terre ?

C’est un pseudo, l’anagramme de mon vrai prénom, Ito, et de mon nom civil, Morabito. Je l’utilise pour brouiller un peu les pistes, mais ce n’est qu’un demi-mensonge, puisque j’ai à peine diminué mon nom de famille.

Vous venez d’une lignée d’architectes, joailliers, créateurs et stylistes. La création, c’est héréditaire ou ça s’apprend ?

Je ne pense pas que ça soit héréditaire. En tout cas, le talent ne se transmet pas par transfusion sanguine. Mais quand on a cette passion, le fait d’avoir accès très jeune à la création permet sans doute de se forger un esprit. J’ai grandi dans une famille d’architectes, de galeristes, de stylistes. On côtoyait beaucoup d’artistes à la maison : Keith Haring, Andy Warhol, César… Dès mon enfance, j’étais sensible à ce que faisaient ces gens-là. Ma famille m’a sans doute ouvert l’esprit à cela, mais je me suis créé mes propres références. D’ailleurs, je suis le seul, parmi mes cinq frères et sœurs, à avoir choisi une voie créative.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le design ?

À l’époque, le design c’était le medium au travers duquel on pouvait passer d’une échelle à une autre, du macro au micro, de l’industrie à l’artisanal ou même du luxe à des produits de masse. Tout ça reflétait assez l’esprit des années 90. Le design était en plein renouveau, avec une nouvelle génération qui a totalement redéfini le rapport de l’objet avec l’homme.

Qui sont vos créateurs fétiches ?

Ceux qui m’ont nourri ont surtout été des architectes comme Frank Lloyd Wright, Le Corbusier, Oscar Niemeyer, et des artistes contemporains comme Henry Moore, Sol LeWitt ou Arne Jacobsen pour le design. Ils ont clairement un point commun : ce sont les inventeurs de la modernité. Ils avaient une vision avant-gardiste et ça me fascine.

Si vous deviez définir votre style…

En toute "simplexité"… C’est l’idée qu’il est extrêmement complexe de créer un objet simple. J’aime qu’on ne voie pas l’effort, que le résultat semble fluide, le talent inné. C’est aussi une forme d’écologie de l’esprit qui consiste à ne pas utiliser plus de matière qu’il n’en faut. J’essaie d’aller droit à la fonction, tout en ayant des formes qui s’inscrivent dans l’époque. Je chéris l’élégance, la justesse des proportions, la finesse et l’intemporalité.

Qu’est-ce qui est plus difficile  selon vous: faire simple ou évident ?

Le plus difficile, c’est de faire quelque chose de nouveau. Surtout en ce moment, parce qu’il y a une prolifération énorme de créations. À regarder dans le rétroviseur, je crois que les années 50 et 60 ont été les plus riches en termes d’innovation. Les créations de cette époque font toujours partie de notre environnement. Et il n’y a pas grand-chose qui ait pu dépasser cette vague-là de créateurs.

À force de travailler pour les grandes marques, vous en êtes carrément devenu une star…

J’adore travailler pour des marques intemporelles. Du coup, c’est une sorte d’ego-gratification. Mais un designer industriel ne peut être une star. Il doit apporter des réponses à des manques.

Vous êtes plutôt “made in France” ou “Tout à 10 €” ?

Je suis pour le meilleur fabricant, en fonction de l’objet. Si un objet est complexe à réaliser, il faut soit augmenter notre savoir-faire, soit il faut travailler avec ceux qui l’ont. Quitte à aller le chercher dans un autre pays…

Un objet que vous avez toujours rêvé de dessiner ?

J’ai toujours voulu créer un train. Et c’est un rêve à demi réalisé, puisque j’ai eu le plaisir de dessiner le tramway de Nice pour Alstom. Pour l’anecdote, je détestais ce moyen de locomotion. Il représentait à mes yeux,
avec tous ces câbles, une pollution visuelle.

J’ai donc imaginé le premier modèle alimenté à la base, le plus technologique, performant et sophistiqué au monde. Mais si demain, vous me demandez de dessiner une cuillère, je le ferai si la marque qui me le demande a une légitimité. Parce que ce qui me plaît avant tout, derrière chaque objet, c’est l’histoire qu’on va en raconter. Je mets un point d’honneur à comprendre le contexte, l’univers de l’objet et de la marque, pour apporter ma réponse.

Vous avez acheté le toit de la Cité radieuse, à Marseille, signée Le Corbusier. Si lui-même n’avait pas existé, pourquoi l’auriez-vous inventé ?

J’entretiens un lien particulier avec cette drôle de cité sur pilotis. Et Le Corbusier m’a toujours fasciné. Il a conçu la Cité radieuse à l’image d’un village vertical autonome, avec ses rues, ses appartements traversants, ses commerces, son école, son gymnase, sa bibliothèque. C’est tout simplement ce lieu qui m’a inspiré l’idée du MaMo.

Je venais déjà ici tout petit, c’est même la première place que j’ai appris à dessiner. On la trouve dans tous les livres d’architecture. Je ne pouvais pas y croire lorsque j’ai vu qu’elle était à vendre ! Bon, au début, je me suis bien dit que je pouvais en faire mon penthouse… mais ça aurait été un peu trop égoïste !