Patagonie Cap sur le Grand Sud

Franchir le cap horn, la terre la plus au sud du globe, qui partage avec l’everest les vents les plus violents du monde, c’est un défi. Sur un bateau d’exploration, c’est aussi une façon de découvrir la Patagonie chilienne, et ses glaciers bordés de forêts primaires.

Par Béatrice Demol Photos Movi Press/Van Jeun et Australis |

Lorsque le navire double la pointe sud de la Terre de Feu, l’unique terre en vue avant le royaume de glace du pôle s’appelle le cap Horn. Entre le 55e et le 59e parallèle, le mythique cap Dur, le cauchemar des marins, tient l’équipage en haleine. Jusqu’au cri de délivrance : Triple ration de rhum !

Pour les aventuriers des temps modernes, doubler le cap Horn reste un must – malgré les conditions d’embarquement autrement plus favorables qu’au XVIe siècle. Pendant près de quatre cents ans, cette route fut l’unique passage entre l’océan Atlantique et le Pacifique, et elle engloutit plus de mille vaisseaux et dix mille marins. Préférée au détroit de Magellan et au canal Beagle, puis en partie délaissée depuis la construction du canal de Panama, elle demeure LE passage entre deux mondes. Lorsqu’on le franchit, envers et contre les 40es rugissants et les 50es hurlants, on devient membre de la très sélecte communauté des cap-horniers.

Punta Arenas, sous le soleil exactement

Autant vous dire que l’excitation est à son comble lorsque je rejoins l’Australis, le bateau d’exploration de la compagnie chilienne du même nom. Punta Arenas, la dernière terre habitée du continent américain où se déroule l’embarquement, est plantée en plein détroit de Magellan, entre les steppes et les canaux. La ville a des allures d’étape pour aventuriers. Magasins d’équipements sportifs, de matériel nautique ou d’escalade. Les premiers habitants étaient des prisonniers, comme dans presque toutes les villes de Patagonie, du Chili comme de l’Argentine. L’élevage de moutons est toujours la première activité, avec la pêche. Les cafés résonnent des récits des backpakers, des ouvriers de l’extraction pétrolière et des marins de toutes les nationalités. Et le cimetière municipal exhale la mémoire des pionniers à coups de pierres tombales ostentatoires, celle des Indiens exterminés se terrant sous un monument nettement plus sobre. Le long de la Plaza Muñoz Gamero, les arbres penchent tous vers l’océan. Poussés par le vent, déjà soutenu, timide prélude aux prochains jours en mer.

Terres hostiles

Personnellement, c’est plus la Patagonie que le cap Horn qui m’a entraînée dans ces espaces naturels les plus préservés de la planète. La lecture du livre de Bruce Chatwin, En Patagonie, qui évoquait Ushuaia bien avant Nicolas Hulot, fut comme un aimant sur la mappemonde de mes désirs. Cette zone géographique aussi appelée Grand Sud couvre le Chili (ouest) et l’Argentine (est) ; la cordillère des Andes y a laissé sur ses flancs est de nombreuses plaines et steppes et, sur sa pente ouest, davantage de forêts subpolaires, des îles et des glaciers. Les Indiens qui peuplaient la région se déplaçaient à pied du côté argentin et en canoë du côté chilien. Ils ont survécu douze mille ans sur ces terres et eaux hostiles avant de se laisser exterminer en quelques décennies par les colons. Darwin les a comparés à des animaux très sauvages, n’ayant aucune vie spirituelle. On a beau être un savant, on peut se planter. Encore aujourd’hui, la Pachamama (la Terre-Mère), vénérée comme force supérieure, montre à suffisance sa prévalence sur tout le territoire. Dans le sillage des colons, des explorateurs, des aventuriers, des soldats déserteurs, des missionnaires déroutés et des solitaires se sont perdus ou retrouvés sur ces terres hostiles. C’est ici que Butch Cassidy et son Kid ont réussi à se cacher alors que toute l’Amérique les recherchait. Et que Cristina CalderÓn, la dernière représentante directe du peuple yagan, 90 ans, monnaie les visites à son domicile, sur Puerto Williams.

La nature a une âme

L’option croisière vers le cap Horn au départ du Chili est donc beaucoup plus complète puisqu’elle offre de naviguer à travers les canaux et les fjords du détroit de Magellan, de longer la cordillère Darwin et de traverser le canal Beagle. Ensuite, la Terre de Feu, les îlots déserts, des baies grandioses, des montagnes et des glaciers, avant cette grosse falaise rocheuse mythique surmontée d’un phare et d’une chapelle. Une route historique, étroite, qui permet de border des terres et des falaises que seuls quelques animaux  (éléphants de mer, condors ou albatros) n’ont pas encore fuies, avant le célèbre passage de Drake. Ici, la nature est toute-puissante. On a beau être plus de cent sur le bateau, les humains me manquent. Que dire aux guanacos et aux tatous, que raconter aux glaciers et comment aborder les tourbières, les calafates et toutes ces plantes devant lesquelles les autres voyageurs se pâment ? Je vois la terre comme la sépulture des Indiens massacrés. L’eau comme le cimetière des marins disparus. Je cherche une âme vivante.

Patricia, guide et exploratrice, Patagonne passionnée, tente d’humaniser cette nature qu’on affuble d’adjectifs anthropiens. Elle raconte la colonisation végétale façon Darwin. Après la glaciation, il n’y avait que de la roche nue. Le lichen venu des mers est à l’origine de la première couche végétale, de la mousse, des baies, des forêts. Seuls les plus forts ont pris le soleil et résisté aux vents. Sur chaque île, que l’on rejoint à bord de canots Zodiac, le cours s’anime. Et, sincèrement, je m’éclate. Je goûte toutes les baies sauvages, sauf celles qui tuent. Je déguste la salsepareille en expliquant à Patricia que c’est la nourriture des Schtroumpfs. Je gratte l’écorce du canelo, que les Indiens ont appris aux marins à faire infuser pour soigner le scorbut – ils ont été bien remerciés ! Je traverse les barrages érigés par les castors, devenus les uniques prédateurs capables de mettre en péril cet incroyable écosystème en provoquant inondations, déforestation et fuite du bétail. Dans la baie de Wulaia, où une seule maison transformée en musée témoigne d’une ancienne présence humaine, je croise des cochons sauvages. Il y a soixante ans, un gars a trouvé de l’or et l’Argentine a envahi l’île. Tout le Chili est descendu ici se battre pour conserver la terre. Ils ont amené des moutons, des chevaux et des cochons devenus sauvages lorsque la dernière famille est partie. Dans la baie d’Ainsworth, je confonds les éléphants de mer avec la roche et observe, médusée, le glacier Marinelli s’effriter en balançant dans les flots de gigantesques blocs de glace qui font monter le niveau des eaux.

Un instant d’une pureté intense

À chaque escale, après la traversée d’une forêt primaire ou la rando le long d’une moraine glaciaire (amas de débris rocheux déplacé par les glaces, NDLR), l’observation des condors ou des pingouins Magellan, Patricia demande 3 minutes de silence. Le bruit de l’océan est étouffé par les collines et les glaciers qui entourent le morceau de terre qui nous invite. Les appareils photo arrêtent de cliquer, les yeux se ferment, le silence s’accommode du souffle pur du vent et des cris de caracara. Patricia explique qu’elle se reconnecte à chaque fois avec sa terre et qu’elle n’a pas trouvé d’autre endroit dans le monde où ressentir l’âme comme ici. J’avoue avoir ressenti quelque chose de cette transcendance, au pied du glacier Pia. Celui-ci trône sur l’eau, les marées lèchent ses pieds en chassant les ibis et les martins-pêcheurs et il est bordé d’une forêt de cyprès. Il gronde, comme pour me convaincre que, si, il a bien une âme, une histoire, et combien notre futur est étroitement lié au sien.

Quatre saisons en un jour

Le soir, après les couchers de soleil rouge, quand on se retrouve entre humains - seize nationalités différentes -, chacun raconte sa journée, ses coups de cœur et ses voyages. Il y a celui qui a photographié tous les oiseaux, le cormoran de roche, le goéland austral. Celui qui raconte la Patagonie des écrivains et prête ses bouquins. L’historien, le naturaliste ou l’ancien marin. L’autre qui demande chaque fois comment il faut s’habiller le lendemain – on nous a dit : Au bout du monde, ce sont les quatre saisons en une journée et on ne nous a pas menti. Le bateau est un “navire d’exploration”, pas un bateau de croisière. Ni spa ni casino, on préfère jouer à “pays-ville” en se tapant les coudes toutes les cinq minutes : Tu te rends compte ? On est au bout du monde !

Vent fracassant et vagues scélérates

Demain, c’est la consécration. Tout le monde a répété la procédure de débarquement. Comme d’habitude, premier pied sur l’échelle de coupée, saisir le bras du marin et deuxième pied sur le plancher du Zodiac, ensuite se laisser glisser jusqu’à l’avant. Mais cette fois, il paraît que ce sera un vrai rodéo. La légende assure, les vents nés de la rencontre entre la glace de l’Antarctique et les eaux de l’océan n’ont rencontré aucun obstacle avant le cap Horn sur lequel ils viennent se fracasser. Le commandant a prévenu, 50 % de chance d’y poser le pied. La nuit est noire, on ne voit que l’écume des vagues qui montent très haut – seraient-ce ces célèbres vagues scélérates aussi redoutées que les icebergs et qui se hissent jusqu’à 30 mètres ? Ça secoue. À 6 h sur le pont, emmitouflés sous nos couches, nous faisons semblant d’y croire. Cette nuit, le vent a atteint 200 km/h. Ce matin, il stagne autour de 130 km/h, la pluie s’y met, il faut s’accrocher dans les coursives. Le canot de reconnaissance n’est même pas décroché. Certains demandent une double ration de whisky dans leur chocolat chaud. Le commandant annonce qu’on ne va pas débarquer, mais bien entamer le tour du cap Horn. Nous allons donc le dépasser.

Doubler le cap !

Les navigateurs de la grande époque redoutaient cette halte que l’Australis propose. Pour eux, fouler cette terre hantée signifiait qu’ils avaient échoué, c’était un signe de déshonneur, la promesse de l’abandon et d’une mort certaine sur cette terre du bout du monde. Nous avons doublé le cap, nous sommes de vrais cap-
horniers, pas des touristes !

Le dernier soir, l’ambiance est au beau fixe. Le vent est tombé. Pas de conférence, le bar affiche complet. Je gagne le quiz – normal, j’ai tanné tout le monde avec mes questions à chaque escale. La carte de la croisière est mise aux enchères et emportée pour 700 $. Le drapeau est gagné par un Italien. Le morceau de glacier que j’ai ramassé le deuxième jour a enfin fondu et je peux le transvaser dans ma gourde – pas de plastic à bord. Chacun se félicite de ne pas avoir posé le pied sur le cap Horn, comme les marins perdus de l’époque de Sir Francis Drake et les navigateurs déchus du Vendée Globe – ce qui est tout de même un comble ! Pour le 400e anniversaire de sa découverte, le cap des Tempêtes vient une nouvelle fois d’imposer sa loi.