Pierre Arditi, “ Je ne tiens plus à me voir ”

Ne jamais s’arrêter de jouer, brûler les planches pour défier le sablier de la vie... L’acteur presque belge, vrai dandy, collectionneur de montres et de belles choses, s'est confié à nous.

par Yetty Hagendorf. photos François roelants. |

Pierre Arditi nous reçoit avec un grand sourire et quinze bonnes minutes d’avance. Assis dans sa loge, les yeux brillants d’impatience. Allons, allons dit-il en relevant ses larges sourcils grisonnants. Chaque instant compte. Sur scène comme dans la vie. Encore plus depuis que le compte à rebours se fait sentir. 73 ans en décembre…

Une ligne de vie parfaitement rythmée sur son rapport au temps. Celle d’un épicurien, d’un esthète, amateur éclairé de vins, connaisseur passionné de montres. Celle aussi d’un grand acteur, à admirer actuellement sur les planches mais aussi sur grand écran, dans le premier film de Nicolas Bedos (il y joue le père du héros), Monsieur et Madame Adelman.

Vous ne cessez de tourner au cinéma, à la télévision, de jouer au théâtre, d’où vient cette frénésie ?

C’est ma façon à moi de tordre le cou à celle qui ne manquera pas de me le tordre un jour. Comme je vis plusieurs vies dans la même journée, je me dis que je multiplie par deux, parfois par trois, le temps qu’il me reste. Je fais mienne cette phrase de Confucius qui est inscrite à la craie dans le décor de la pièce que je joue au théâtre de l’Atelier : Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez plus à travailler un seul jour de votre vie.

Profiter de chaque instant a toujours été présent à votre esprit ?

Pas toujours, mais aujourd’hui plus que jamais, parce que tout simplement, je vieillis et je ne peux plus gaspiller. Je me suis pochetronné la gueule avec la vie et, j’ai bien fait, en me disant que j’avais le temps. À présent, je trie, je préserve ce dont j’ai absolu besoin.

Êtes-vous toujours aussi matinal ?

Mon rythme a changé. Quand je sors de scène, je suis vidé dans tous les sens du terme. Je rentre chez moi, fatigué, je m’effondre et une heure et demie plus tard, je me réveille. Alors j’allume la télé, surtout en ce moment pour suivre la politique, puis quand je commence vraiment à m’endormir, il est l’heure de me lever. Je prépare le café de ma femme en évitant de passer devant le miroir. Je ne tiens plus à me voir. D’ailleurs l’image que me renvoie la glace ne m’a jamais séduit.

Etes-vous attaché à la ponctualité ?

Totalement, je ne supporte pas d’être en retard, cela me rend hystérique et exaspère ma femme ! Elle me reproche de prendre des marges de sécurité énormes. Elle, elle part toujours à l’heure où elle devrait être arrivée et arrive à l’heure ! Moi je ne peux pas. Je n’aime pas attendre.

Vous regardez souvent votre montre ?

Je la regarde, ne serait-ce que pour être à l’heure, mais je ne suis pas obsédé. Par contre j’aime l’objet. J’admire le travail horloger. Je les choisis pour leur esthétisme et quand elles ne sont pas ostentatoires.

Celle que j’ai au poignet est un modèle atypique de Jaeger-LeCoutre, dont il doit exister 150 exemplaires. J’affectionne particulièrement cette marque. J’ai aussi deux ou trois jolies Rolex Daytona, une vieille Rolex Oyster assez chouette, que j’ai achetée à Bruxelles au Sablon, des Baume et Mercier, quelques Cartier, assez belles, dont des Santos-Dumont extra-plates. Je fais parfois comme avec les godasses, j’en achète trois d’un coup. Et puis je possède une montre gousset, que m’a offerte Alain Resnais, à laquelle je tiens particulièrement.

C’était la montre de son père, à qui je lui ai fait tant penser dans le personnage de Toby Teasdale, lors du tournage de Smoking, no smoking. Elle est posée sur mon bureau, je ne la porte jamais, de peur de la casser ou la perdre.

Comment faites-vous au cinéma quand les temps d’attente entre les séquences sont parfois interminables ?

Vous connaissez la phrase de Louis Jouvet ? Au cinéma la seule chose importante est de trouver une chaise. Donc je m’assieds et je somnole sur mon siège. Quand je tournais Mélo d’Alain Resnais, aux studios de Boulogne, je sommeillais dans un fauteuil à côté de Sabine Azéma, bien éveillée, quand Alain Resnais est apparu, Chut, il dort a-t-elle dit. Comme tous les grands a-t-il répondu. J’ai tout entendu sans ouvrir les yeux, c’était trop beau !

Vous qui êtes si impatient, pourquoi avez-vous mis 25 ans à épouser Evelyne Bouix, que vous aimez et avec qui vous vivez depuis si longtemps ?

Je me suis marié deux fois dans ma vie. Une fois avec Florence Giorgetti, qui est la mère de notre fils Frédéric. Une seconde fois en 2010, avec Evelyne Bouix, qui était déjà la mère de Salomé.

La première fois c’était trop tôt, j’avais 24 ans, nous étions en 1969, les mœurs étaient follement libres et libertaires, le sida n’existait pas. Le jour où nous nous sommes rendu compte qu’il fallait rentrer le soir à la maison, ce fut étrange. C’était une période tellement plus libre. Aujourd’hui, on vit dans une société de notaires…

Avec Evelyne, il a fallu qu’on se construise avant de passer devant le maire, on était bien comme ça. Au bout de 25 ans, l’heure était venue. Je suis ravie qu’elle ait accepté d’être ma femme et je trouve très charmant d’être devenu son mari.

Vous connaissez bien la Belgique, paraît-il…

J’ai été biberonné à Ixelles ! Je suis issu d’une famille atypique : mon père était juif, ma mère était belge. Durant mon enfance, j’ai passé toutes les vacances scolaires chez mes grands-parents maternels à Bruxelles. Le tram belge, c’était extraordinaire, il m’emmenait au Paradis. Cela n’existait pas à Paris, où il n’y avait que des bus et des voitures. C’est un souvenir magnifique.

En réalité, la Belgique est ma deuxième patrie. Avec Evelyne, nous y allons souvent. J’adore manger dans les bistrots du Marché aux poissons, j’aime beaucoup l’Ecailler du Palais Royal et le Vieux-Saint Martin. Mes cantines, ce sont l’Ogenblik et la Roue d’Or. Et je raffole de Pistolet original, la cantine qu’a ouvert Valérie Lepla, la femme de l’acteur Alain Leempoel.

Vous trouvez qu’il y a un décalage important entre la Belgique et la France ?

Aucun rapport, on ne vit pas du tout de la même manière. La Belgique est un pays étranger tout en étant la banlieue parisienne. Mais étranger dans le bon sens du terme : on est immédiatement dépaysé.

C’est aussi un peuple à la fois extrêmement modeste – à mon avis trop – et doté d’immenses vertus. Il y a un goût belge d’un raffinement total en matière de décoration, d’antiquités, sans parler de la peinture flamande, qui vaut le Quattrocento italien. Et puis c’est un pays de collectionneurs où, enfant, j’amassais les points Tintin, les petites médailles…

Un peuple enfantin mais pas infantile, qui a conservé cette faculté de pouvoir s’émerveiller pour des choses très simples. Le Français, le Parisien en particulier, a tout vu, il sait tout. Et puis, en Belgique, il y a encore un Roi. J’ai toujours aimé les rois belges.

Dans quel coin du monde diriez-vous que le temps s’est arrêté ?

Nulle part. Quand je me pose, le temps cavale. Nous avons une petite maison charmante en Normandie, à Trouville, où le temps est délicieux, mais où il file deux fois plus vite. Le fait d’être un grand-père (Salomé, la fille d’Evelyne a une fille, NDLR) modifie peut-être le rapport au temps. J’ai de la chance d’avoir ce lien-là avec une enfant et je me dis que je dois en jouir le plus possible.

Quel est le temps que vous aimeriez que les moins de 20 ans puissent connaître ?

Les moins de 20 ans ne connaissent pas grand-chose. Et ceux d’aujourd’hui encore moins que ceux de mon époque. Je me méfie de cette société qui un jour prendra un spot publicitaire pour une tragédie de Racine.

Le Cas Sneijder. Théâtre de l’Atelier, Paris.
www.theatre-atelier.com

Monsieur et Madame Adelman, dans les salles.