Pierre & Gilles et la génération selfie

Le couple d’artistes iconoclastes a pris possession du Musée d’Ixelles pour couronner les 40 ans d’une carrière construite en duo. Rencontre avec ces experts du portrait, autour du rapport à l’image 2.0.

texte et photos Ingrid Otto. |

Par la sélection de quatre-vingts œuvres ponctuant quarante années de création, l’exposition Pierre & Gilles "Clair-Obscur" a pour ambition d’offrir de nouvelles clefs de compréhension de l’œuvre de ce duo aussi inclassable qu’incontournable.

Leur imagination ne connaît aucune limite, sans doute parce que l’humain qu’ils aiment tant décliner n’en a pas non plus, lui dont la palette de nuances s’étend de l’infiniment séduisant à l’extrêmement repoussant, de la pureté de l’innocence à la perversion la plus retorse, de l’intelligence salvatrice à la bêtise destructrice. Dans notre société du tout-au-digital et du selfie en instantané, qu’est-ce que ces deux artistes ont encore à transmettre ?

Les portraitistes et le portrait

Quand on les rencontre, on est d’abord frappé par la complicité qui les unit. Le duo semble ne former qu’une seule et même entité. D’ailleurs, quand Pierre amorce une phrase, Gilles la continue. Et inversement. Quand Gilles parle, son regard cherche l’approbation de Pierre. On aime bien illustrer notre vie. On n’a pas de problème à se photographier, mais ce n’est pas nouveau, on a fait plein de photomatons dans notre jeunesse, c’était les selfies d’autrefois et nos premières œuvres sont de grands panneaux couverts de photomaton…

Le portrait, l’autoportrait, c’est notre parcours. Ils se prêtent volontiers au jeu du portrait, sourient à l’objectif, clament leur lâcher-prise. Puis, comme vous et moi, scrutent quand même en vitesse l’écran de notre appareil photo, traquent la ride ou le sourire mal placé, et pointent le cliché où ils se sentent le plus à leur avantage ; tout en riant de cette coquetterie.

Les portraitistes et le selfie

Ce qu’on aime avant tout, c’est la rencontre avec les gens, l’ouverture sur le monde, la découverte d’autres univers. Ce sont ces échanges qui nous font vibrer.

Des échanges exacerbés depuis l’apparition des réseaux sociaux que les artistes fréquentent allègrement – principalement Instagram et Facebook. Ils s’y baladent, comme on se promène dans un supermarché, pour y faire leurs emplettes et nombre de leurs modèles sont des coups de cœur nés sur les réseaux sociaux, un comble dans une époque où, en matière de portrait, le quidam devient son propre éditeur, son propre artiste : on ne le vit pas comme une concurrence, mais comme une formidable source d’inspiration ; c’est une fenêtre sur le monde, un prisme, c’est comme cela qu’on découvre l’ami de l’ami d’un ami…

Et des petites bandes, à Paris, de jeunes artistes un peu déjantés, qui nous rappellent nos vingt ans, nos débuts. Ça nous touche et on se met à s’écrire, à faire un like, puis tout d’un coup, on se rencontre et de fil en aiguille, on les photographie. Ceux-là sont chanceux. Parce que, notoriété oblige – et talent et haut capital sympathie aussi – la demande est énorme et l’offre ne peut forcément pas suivre.

Les portraitistes et la mise en scène

C’est qu’on trouve chez Pierre & Gilles, le pan clair-obscur de leur force et, surtout, la double (voire la triple ou quadruple) lecture de leurs œuvres. Au premier abord, des tableaux kitsch et colorés, des stars et des strass, de la culture pop et gay. Flonflon et tralala.

Ce serait un non-sens de les réduire à cela. Car chaque tableau porte toute une série de symboles, de références à ce qui se passe dans notre monde et qui les fait réagir : Chaque œuvre en dit autant sur nous que sur la personne que nous mettons en scène. Et par extension, c’est aussi une part de chacun d’entre nous, un éclair universel qui est perceptible dans ce joyeux brouhaha visuel… Le sens vient parfois malgré nous, explique Pierre, quand nous réalisons Nationale 7 par exemple, en 2015, en pleine polémique de la burqa.

On avait envie de se créer un autoportrait de façon un peu joyeuse, légère. Mais c’était juste avant les événements du Bataclan et du Stade de France… Tout à coup, l’actualité nous a rattrapés, et cette photo a eu une tout autre résonance. C’est d’ailleurs la première fois qu’elle est exposée au public. On n’osait pas la montrer, jusqu’à présent, c’était presque dérangeant.

Les portraitistes et la pérennité

Leur travail défend-il une résonance politique ? Pas vraiment, mais un écho de l’actualité et un regard sur notre société, assurément : quand, entre 1985 et 1987, ils créent la série des Naufragés et des Pleureuses, ou encore le Saint Sébastien au torse pourfendu de flèches, c’est dans le but de rendre un hommage pudique et tout en douceur à leurs amis prématurément emportés par le sida.

On avait un peu la gueule de bois après les années Palace (club parisien très en vogue dans la culture underground des années 80, NDLR), et les ravages du SIDA. On a perdu beaucoup d’amis autour de nous, parfois très jeunes. D’avoir capturé cette époque pour la postérité et fait entrer dans une certaine forme d’immortalité les personnes aimées, survient une émotion qui les renvoie à leurs propres destinées.

Tout cela est aussi quelque part un raisonnement sur la vie et la mort, explique Staiv Gentis, ami comédien et modèle récurrent du couple depuis une dizaine d’années, l’image du modèle à une certaine partie de sa vie est figée à tout jamais, tandis que lui continue à grandir, à changer, à vieillir.