Rencontre avec l'architecte espagnole Patricia Urquiola

De passage en Floride à l’occasion du salon Design Miami, l’architecte espagnole nous a parlé de sa Palaver Chair pour Louis Vuitton et de sa vision du design de demain. Ou quand l’humain prend le pas sur l’objet pour mieux le réinventer.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. |

Floride, décembre 2017. Nous sommes dans les travées de Design Miami, le nouveau rendez-vous hype et pointu du monde de l’art et du mobilier de collection organisé en marge du salon Art Basel Miami. Et l’occasion est rêvée de rencontrer Patricia Urquiola, immense architecte et designer espagnole dont plusieurs des œuvres - comme son fauteuil Fjord - font partie des collections du MoMA. Elle nous y a parlé avec enthousiasme de sa Palaver Chair, sa dernière création pour la collection Objets Nomades de Louis Vuitton, qui invite des designers mondialement connus à imaginer une pièce s’inspirant de leurs propres visions du voyage. Une longue rencontre – en français, s’il-vous-plait – sous le signe du partage et de l’avenir de sa discipline.

La principale particularité de la collection Objets Nomades, c’est qu’elle traduit un nouveau mode de vie lié au voyage, à la communication et à nos vies en perpétuelle mutation. Mais à vos yeux, qu’est-ce qui caractérise le nomadisme d’aujourd’hui ? 

Je n’aime pas trop ces mots qui, à force d’être utilisés, finissent par devenir vides de sens. Et ce manque de substance, c’est le plus court chemin vers une banalisation de la création. Cela dit, je pense qu’on peut en faire une double lecture. Il y a d’abord cette idée de nomadisme comme acte physique. Aujourd’hui, les gens bougent, c’est indéniable. Voyager pour le plaisir ou pour étudier n’est plus un luxe, c’est une réalité. Ce comportement fait partie des valeurs clé de la nouvelle génération. Et puis, il y a la deuxième lecture. Celle liée à l’idée d’Internet. Aujourd’hui, on bouge même lorsqu’on reste assis chez soi.

C’est le genre de réflexion qui vous guide lorsque vous travaillez sur cette collection ?

Je m’intéresse beaucoup à l’aspect historique des choses. Le passé entre en ligne de compte dans tout ce que je conçois. Pour moi, le voyage, ce sont ces explorateurs portugais qui ont parcouru le monde en emmenant des malles évidemment, mais aussi des lampes, des consoles... Il y a six ans, lorsque j’ai démarré ce projet avec Louis Vuitton, l’idée était évidemment de donner du sens à cette idée de voyage et de le transposer dans un contexte actuel. Ce n’était pas forcément simple. 

Votre Palaver Chair est forcément née de cette réflexion. Expliquez-nous...

Je l’ai voulue simple – composée de deux éléments en chêne très légers – mais robuste. Quand les choses sont inutilement compliquées, ça m’énerve... Sur cette structure démontable et portable grâce à une poignée, viennent se poser des feuilles de cuir perforé. Pour développer ce langage contemporain, il fallait à la fois se plonger dans l’histoire du voyage et imaginer des techniques de production industrielles permettant de créer ces rubans de cuir posés en diagonale sur le siège. 

Votre chaise s’appelle Palaver, un nom qui renvoie à l’arbre à palabre sous lequel les Africains se tenaient autrefois pour discuter. Cette idée de dialogue semble centrale dans votre démarche. 

Elle est essentielle. Je discute beaucoup avec les équipes de Louis Vuitton. Parfois, les modes de vie. Pour répondre aux enjeux sociaux et environnementaux, il nous est absolument nécessaire de comprendre comment les choses sont conçues, mais aussi de maintenir intactes les valeurs inhérentes aux sociétés avec lesquelles nous collaborons. 

Comme Cassina, une société dont vous êtes, depuis deux ans, directrice artistique...

C’est un devoir de mémoire. Lorsqu’on travaille pour Cassina, on se doit de respecter le travail de ceux qui nous ont précédés : Le Corbusier, Rietveld et tant d’autres. Je pense qu’aujourd’hui – pour finir de répondre à votre question – un designer doit observer et analyser. Je crois aussi beaucoup à l’intervention de nouveaux métiers dans notre travail. La production de nouveaux objets va de pair avec les connaissances des biologistes, notamment. L’avenir du design, c’est ça. Et puis, évidemment, la notion d’internationalisation et de réseautage est primordiale. 

C’est-à-dire ?

Je viens par exemple de terminer un projet collaboratif autour de la slow food initié par la ville de Bilbao. En partenariat avec des chefs locaux, j’ai dessiné une cruche – inspirée d’un modèle traditionnel – dans l’idée de rendre ses lettres de noblesse à l’eau du robinet, une alternative à celle en bouteille. 

Dessiner les objets du futur, c’est donc un acte social ?

Il y a plusieurs approches du design, dont le design social. Mais à mon sens, les premiers observateurs du monde, ce sont les artistes. Ce sont eux qui, par leur sensibilité, identifient et traduisent le mieux les problèmes et les enjeux sociétaux. Nous, les designers, arrivons dans un second temps. Notre rôle consiste à garantir le bien-être des gens. Aujourd’hui, nous sommes dans l’ère de la transparence. Les gens veulent savoir ce qu’ils mangent, ce qu’ils achètent, etc. La qualité est à nouveau primordiale dans l’acte d’achat. Nous devons en tenir compte. Je pense d’ailleurs que le futur du design ne passe plus par l’idée de possession.

La nouvelle génération de consommateurs recherche la qualité, mais aussi l’expérience. Ce qui compte, aujourd’hui, qu’il s’agisse de mode, d’art ou de biens de consommation, c’est l’usage qu’on en fait. On peut, tout comme moi, avoir été nourrie et inspirée par le Vogue italien sans pour autant ressentir le besoin de porter au quotidien des pièces griffées. Idem pour l’art. Je fréquente les musées et les galeries, mais je ne suis pas collectionneuse. La nouvelle culture, c’est celle du partage. En tant que designer, comprendre cette mutation est essentiel.

Il faut donc arrêter d’associer systématiquement les mots “design“ et “luxe“ ?

Oui, je préfère parler de connexion. Pour ma part, je cherche à créer du lien. Récemment, j’ai travaillé sur la production de tapis avec des artisans indiens. Très vite, j’ai été interpellée par le fait que ce travail était exclusivement masculin. On m’a expliqué que les femmes ne pouvaient pas quitter leur maison, à cause des enfants. J’ai donc planché sur un design de tapis plus petits qu’elles pourraient tisser de chez elles. Ce genre de projets m’enthousiasme vraiment. 

La question risque de vous énerver, mais peu importe... Une femme designer pense-t-elle autrement qu’un homme ?

Dans le secteur du design industriel, les femmes sont encore minoritaires, c’est vrai. Mais au final, au sein de mon bureau, j’emploie à peu de choses près le même nombre de femmes que d’hommes. Je suis d’ailleurs convaincue que les qualités nécessaires pour être un bon designer
– la sensibilité, la curiosité et le respect – ne sont ni spécifiquement féminines, ni spécifiquement masculines. 

L'écrin nomade

La nouvelle boutique Louis Vuitton de la place Vendôme – un petit bijou récemment inauguré au cœur de Paris – sert désormais d’écrin aux Objets Nomades de la maison. C’est la première fois qu’une boutique, en marge des accessoires et du prêt-à-porter, expose de manière permanente cette collection de mobilier unique. Une rotation opérée tous les trois mois permet de s’offrir, à chaque visite, un nouvel aperçu de ces pièces, certes plutôt inabordables, mais qui célèbrent à la fois la tradition et la modernité de Louis Vuitton.

2 place Vendôme, 75001 Paris. www.louisvuitton.com