Quand le photographe Peter Lindbergh nous déclarait sa flamme

De passage à Bruxelles l'été dernier pour présenter son dernier livre Shadows on the Wall, le photographe allemand nous avait déclaré sa flamme, ainsi qu’à toutes les femmes. Retour sur la rencontre avec un artiste aussi humble que fascinant.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. SAUF MENTIONS CONTRAIRES. |

Fasciné par l’œuvre de Van Gogh, cet Allemand né en 1944 suit d’abord des études d’art abstrait avant de se tourner vers la photographie. Au cours de ses quarante ans de carrière, Peter Lindbergh a immortalisé des actrices, des chanteuses et d’autres artistes, dont la chorégraphe Pina Bausch, toujours avec une quête de vérité et une absence d’artifice qui font encore souvent cruellement défaut dans la photographie d’aujourd’hui. Il a signé des affiches de films (dont Parle avec elle de Pedro Almodovar) et de nombreuses pochettes d’albums. Il est aussi le seul photographe à avoir participé à trois reprises à la réalisation du cultissime calendrier Pirelli.

Le photographe du vrai

Il est celui qui a osé braver les usages pour un édito mode paru dans le Vogue US en 1988, en photographiant six mannequins qui, à sa demande, ne portaient qu’une simple chemise blanche. Un parti pris audacieux, un défi qui a marqué la mode pour la postérité. Les six femmes — Estelle Lefebure, Karen Arlexander, Rachel Williams, Linda Evangelista, Tatjana Patitz, Christy Turlington — sont, suite à la publication de cette photo, devenues quelques-unes des premières top models de l’Histoire ! À l’occasion de son passage chez nous pour la présentation de son ouvrage, Shadows on the Wall, on a voulu savoir ce qui motive celui qui défend la beauté dans sa plus simple expression. 

La chemise blanche dans un shooting pour Vogue, était-ce votre manière de prouver que la mode va au-delà du vêtement ?

"Pour moi, la mode est quelque chose qu’on ne voit pas forcément. Même si c’est ma grande amie, je ne suis pas d’accord avec Grace Coddington (styliste américaine, collaboratrice de Vogue US pendant de longues années, ndlr) lorsqu’elle dit que dans un shooting, le plus important c’est le vêtement. Elle estime que la photo de mode n’est pas de l’art. C’est stupide..."

Pourquoi avoir pris ce risque il y a 30 ans ?

"Parce que je n’aurais pas pu faire autrement. Jamais je n’aurais voulu photographier des filles avec des talons, un petit chien et des tas de bijoux... Je trouvais ça ridicule. À l’époque, l’éditeur du magazine, Alexander Liberman, ne comprenait pas que je puisse prendre le risque de déplaire à la rédactrice en chef du Vogue (Grace Mirabella, à qui Anna Wintour a d’ailleurs succédé juste après, ndlr). Pour lui, j’allais passer à côté de la chance de ma vie. Mais moi, les tendances, je m’en fichais. Je voulais rester fidèle à mon point de vue. Un point de vue qui, évidemment, tranchait avec celui qui faisait figure de norme à l’époque."

Mais d’où l’idée vous est-elle venue ?

"De ce que j’ai vu pendant mes études d’art. Toutes les filles de mon école portaient des jeans, des baskets et une simple chemise. Elles n’avaient besoin de presque rien pour être belles. Elles avaient quelque chose à dire... Ça suffisait."

Vous avez dit un jour que montrer les femmes au naturel, c’était votre mission. Vous continuez à le penser ?

"Ja (Peter Lindbergh ponctue la plupart de ses réponses de ce mot lâché dans sa langue maternelle avec une force et un enthousiasme non feints, ndlr)... J’ai envie de dire aux femmes qu’elles ne doivent pas être glamour pour être belles. Je déteste le glamour. Tout simplement parce que le glamour, ça ne sert à rien. Le glamour, ça ne se mange pas (il rit). On ne fait rien avec. C’est totalement inutile!"

Beaucoup de vos portraits affichent une attitude un peu garçonne. Même lorsque vous photographiez des femmes en Dolce & Gabbana, c’est dire ! Pourquoi aimez-vous à ce point les chemises blanches, les smokings, ’absence de maquillage ?

"Cette vision de la femme est ancrée dans ma culture. Celle du Berlin des années 20, avec des actrices comme Marlene Dietrich dans L’Ange Bleu. Alors moi, vous comprenez, j’ai envie de dire : arrêtez de vouloir correspondre à cette image stéréotypée de la femme aux cheveux longs qui ne les coupe pas de peur de déplaire à son mari ! S’il n’aime pas les cheveux courts, changez de mari ! (Rires). "

Vous êtes l’un des photographes qui capturent le mieux la beauté que dégage une femme quel que soit son âge. Cette idée du temps qui passe vous fascine-t-elle ?

"L’âge, c’est magnifique (sa réponse est pleine de fougue). C’est l’industrie de la pub qui a voulu véhiculer le message contraire. Si ça plaît aux gens de le croire, tant mieux pour eux... Mais pour séduire et impressionner, une femme n’a besoin ni d’artifice, ni de sa jeunesse."

Dans votre album de femmes sublimes, il y a beaucoup d’actrices dont Julianne Moore, Nicole Kidman... Photographier une comédienne, c’est comme un mannequin ou est-ce différent ?

"C’est la même chose. La difficulté première, lorsqu’on photographie une actrice, c’est d’arriver à aller au-delà du rôle qu’elle cherche à jouer. La plupart du temps, elle se cache."

On se cache toutes, non ? Ne serait-ce que derrière un sourire...

"Le rire est une expression un peu dégoûtante, je trouve. La vérité est souvent planquée derrière.

Est-ce pour cela que beaucoup des femmes que vous photographiez ne sourient pas ?

"J’ai souvent des discussions complètement surréalistes avec des gens qui me disent que les femmes sur mes photos semblent malheureuses. C’est étrange qu’ils pensent ça. Je crois que c’est justement tout le contraire. Sourire sur une photo n’est pas la preuve qu’on est heureux."

Puisqu’elles n’ont plus 20 ans et que vous les photographiez sans fard ou presque, qu’est ce qui rend les femmes qui passent devant votre objectif aussi belles ?

"Le fait que je ne les photographie pas en quelques minutes en leur criant Vas — y, chérie, donne tout ce que tu as ! Un portrait, ça n’a rien à voir avec ça. Ce qui rend une photo belle, c’est le temps et l’intention qu’on y met... Je sais que ce que je vais dire peut paraître bizarre, mais j’essaye autant que possible de m’écarter du visage réel de celle que je photographie, celui qu’on voit d’emblée. Lorsqu’on s’immerge dans l’histoire de la personne et qu’on établit une vraie connexion, la magie opère. Chaque séance est différente."

C’est ça qui vous pousse à continuer ?

"Oui, c’est comme une drogue. Ce qui me motive, c’est la découverte. Je sais que je vais apprendre quelque chose de nouveau à chaque fois. Vous savez en quarante ans, j’ai appris énormément. D’abord sur moi- même, sur mes propres réactions. Cette découverte, c’est la seule chose intéressante dans ce métier. Un métier dans lequel tout n’est qu’affaire de sensibilité. Pour que les choses fonctionnent, il faut entrer dans un nouveau niveau de conscience. Mes trois fils sont photographes, comme moi. L’aîné, Benjamin, dirige mon studio à Paris. J’ai eu l’occasion
une seule fois d’être photographié par lui. L’immense amour qui nous lie, notre complicité de toujours — et plus particulièrement pendant cette séance — a fait la différence. C’est là que j’ai pris conscience de manière tout à fait inattendue, de ce qui se passe lorsque cette fameuse connexion a lieu."

Il arrive que la connexion ne se fasse pas ?

"Oui, comme lorsque j’ai photographié Britney Spears pour la campagne Kenzo de ce printemps, je ne la connaissais pas du tout avant la séance. Au bout d’une journée, j’avais toujours cette impression. Impossible de la percer à jour, de passer au-delà du sourire de façade, des vêtements eighties et de tout le reste... C’est comme si elle avait refusé de se livrer."