Ronan Bouroullec et le design durable

Fratrie la plus célèbre du design contemporain, les Bouroullec présentaient leur collection Cotone au dernier Salone del Mobile de Milan. Pour l’occasion, nous avons rencontré Ronan, l’aîné. Et on ne l’a pas regretté.

Par Marie Honnay. Photos D.R. |

On les connaît pour leur Lit clos, une sorte de cabane à dormir (jamais commercialisée), mais aussi pour leur célèbre chaise Vegetal. Nés respectivement en 1971 et en 1976, les bretons Ronan et Erwan Bouroullec sont les deux frères les plus célèbres du design contemporain. Collaborant depuis le début des années 2000, ils ont signé des objets pour Vitra, Magis, Cappellini, Alessi, Cassina ou d’autres types de projets comme, par exemple, l’aménagement du café et de la boutique du Mudam à Luxembourg. En avril dernier, nous rencontrions l’aîné dans le cadre du Salone del Mobile de Milan. Surprise: avant de commencer cette interview, Ronan nous demande quelques minutes. Le temps d’inspecter les nouvelles chaises Slim qui complètent la collection Cotone, et leur mise en lumière dans le showroom de l’éditeur qui les présentait à la presse pour la première fois…

Le Lit clos modulable, un projet des années 2000, qui résume bien l’esprit nomade des deux frères.

Lorsqu’on vous observe face à cette chaise, on vous sent fier, mais aussi un peu anxieux… 

Vous savez, un projet comme celui-ci englobe une foule de facteurs. Chaque détail compte. Pour cette chaise, l’idée était de pouvoir encore l’alléger de quelques centaines de grammes, histoire d’optimaliser son confort d’utilisation. Ce sont ces petits détails qui font la différence entre un objet que je qualifierais de “sympa” et un design intelligent, confortable, bien conçu et proposé à un prix juste.

Quand vous parlez de “prix juste” qu’entendez-vous par là ?

Cette chaise, c’est un peu comme une pièce de Haute Couture. Elle est chère, oui, mais lorsque j’observe son cadre en aluminium parfaitement exécuté et la beauté de ses couleurs (six différentes, ndlr), je suis admiratif. En tant que designer, mon rôle est de dessiner des objets qui mettent à l’honneur un savoir-faire italien. L’Italie est à mes yeux le dernier pays capable de réaliser de telles prouesses techniques. 

Nouvelle chaise Slim, pour Cassina.

Vous parliez de Haute Couture, à l’opposé de la fast fashion. Dans votre secteur, peut-on aussi parler de fast design ?

La mode et le design ont beaucoup de points communs, mais le secteur textile reste tout de même un cas à part. La mode, c’est comme un tapis roulant. Tout ce que les créateurs dessinent a une obsolescence programmée. Dans le design, nous fonctionnons à un autre rythme. Heureusement... Il y va de la survie de la planète. En tant que designer, je cherche à créer du beau, mais surtout du durable. Ce qui, en fait, n’est pas si simple. Il faut sans cesse imaginer de nouveaux langages.

Comment faites-vous ?

Si je le savais… Je n’ai jamais eu de formule magique. Mon spectre de recherche est très vaste. Je peux, sur une même semaine, me rendre en Bretagne pour travailler sur les maquettes des fontaines du rond-point des Champs-Élysées que nous sommes chargés de rénover, puis finaliser, pour l’éditeur danois Hay, le projet de chaise Élémentaire qui, contrairement à celle que je viens de dessiner pour Cassina, sera vendue à 89 €. 

Chaises Élémentaire, pour Hay.

Là, ce n’est clairement plus de la Haute Couture… 

Non, mais c’est un travail tout aussi intéressant car il nous permet de sublimer un produit accessible à tous. Je le compare à un T-shirt blanc ou à un jean auquel nous pouvons apporter des nuances qui vont faire la différence. Comme pour un plat de pâtes : les ingrédients sont simples, mais s’ils sont de qualité, le résultat sera juste magnifique. Ici, c’est pareil. C’est une chaise en plastique, mais parce que son langage est évident, elle jouera son rôle à la perfection.

Vous en parlez avec enthousiasme…

Avant, j’aurais eu plus de mal à assumer ce type de missions. Aujourd’hui, je suis capable d’assumer qu’un objet, tout comme c’est le cas d’une bonne chanson populaire, fasse partie de la vie des gens. Avant, en tant que jeune designer, j’avais tendance à privilégier les projets “waw”.

Vous parlez de l’univers de la chanson. Or, des hits, vous en avez créé. C’est le cas de la chaise végétale, par exemple…

Je ne vais pas mentir. Les succès de ce type sont forcément plaisants. Mais aujourd’hui, j’apprécie le fait d’avoir dessiné une chaise qui meuble un intérieur bourgeois à Bruxelles, mais aussi un café branché en Corée. Pareil pour la collection Palissade que nous avons créée pour Hay, il y a quelques années: compte tenu de son prix accessible, on la retrouve dans des jardins privés, mais aussi sur la terrasse du Metropolitan de New York. Pour moi, la boucle est bouclée.

Chaise Vegetal, un des best-sellers des Bouroullec.

Dans le registre “objets du quotidien”, vous avez réussi, un mini-exploit avec la Sérif, la télé la plus cool du moment: celui de convaincre les esthètes qui avaient renoncé à posséder cet objet d’en racheter un!

Je ne sais pas si c’est une bonne chose… (il rit). Lorsque Samsung nous a demandé d’effectuer des recherches sur cet objet, l’idée d’alimenter le processus de surproduction de cette giga-industrie ne m’enthousiasmait pas vraiment. Nous avons donc réfléchi à ce à quoi pourrait ressembler un téléviseur aujourd’hui. Nous aimions le romantisme d’une télé à l’ancienne, mais nous voulions créer un objet sans fil qui soit beau sous tous ses angles et qui s’intègre à un intérieur contemporain.

En mode, la Haute Couture et le prêt-à-porter peuvent coexister. C’est pareil en design ?

Oui, d’ailleurs la mode et le design interagissent sans cesse. Nous planchons actuellement sur un projet de paravents pour la rétrospective d’Azzedine Alaïa qui va avoir lieu à Londres. J’ai eu la chance de rencontrer Azzedine dont j’appréciais beaucoup le travail, tout comme il aimait le mien. Je me retrouvais parfaitement dans la tension qu’il mettait dans ses robes. Ses vêtements se voulaient, tout comme nos productions, proches de la perfection. 

Certaines de vos pièces sont entrées dans les collections du MoMA de New York et du Centre Pompidou à Paris. Votre travail a également fait l’objet de plusieurs expositions, dont une au Grand Hornu. Quel regard portez-vous sur l’entrée massive du design dans les musées et sur l’engouement du public pour ce type de rendez-vous ?

Pour faire un nouveau rapprochement avec la mode, il est important de noter qu’en tant que designers, nous travaillons avec plusieurs éditeurs. Chacun développe une approche spécifique. Leur manière
de communiquer est différente. Pour véhiculer ma propre vision de ce qu’est mon travail et créer des atmosphères qui me correspondent, Instagram est un outil incroyable que j’utilise au quotidien. Les expositions que les musées nous consacrent en sont un autre. Elles nous permettent de présenter nos pièces exactement comme nous le souhaitons. Car un projet mal présenté
est un projet gâché. 

Mobilier complet de la collection Cotone, pour Cassina.

En 2016, vous avez réalisé, pour le Vitra Museum, près de Bâle, un projet autour de votre approche poétique de l’espace urbain. Vous avez appelé ça une “rêverie pragmatique”. C’est ça être designer aujourd’hui ? Je veux dire, rêver de manière pragmatique…

Le design est un terme large. Il englobe tout ce qui n’a pas poussé naturellement. Si l’on observe les choses de ce point de vue, on ne peut que constater qu’il y a encore beaucoup de travail.

C’est-à-dire ?

Après vingt années de carrière, j’avais envie de toucher un public plus large et d’aborder de nouvelles thématiques. Aujourd’hui, la vraie question qu’un designer doit se poser consiste à savoir s’il a réussi à créer des produits vraiment intéressants. Mais c’est aussi le cas d’un boulanger. Je déteste la hiérarchisation des métiers. Si l’on veut faire progresser le monde, nous devons tous, à notre niveau, adopter un mode de réflexion positif, faire preuve d’enthousiasme et conserver une éthique générale. Nos idées, lorsqu’elles sont bonnes, sont ensuite faites pour être éditées et partagées. Aujourd’hui, je ne suis pas contre le fait de concevoir un objet qui, comme un air des Beatles, soit plaisant à regarder ou à écouter, mais le besoin de reconnaissance ne m’obsède plus. Ce qui m’obsède, c’est la qualité de mes produits! 

www.bouroullec.com