Sur les traces d’Yves Saint Laurent, de Paris à Marrakech

Il aurait eu 81 ans aujourd’hui. Avec son compagnon et pygmalion Pierre Bergé, disparu en septembre, ils ont créé une œuvre, un mythe aujourd’hui relaté dans les deux musées consacrés au créateur qui ouvrent cet automne. L’un à Paris, l’autre à Marrakech, ses villes d’inspirations. Nous avons visité ces nouvelles institutions. Récits.

PAR ISABELLE PLUMHANS. PHOTOS D.R. SAUF MENTIONS CONTRAIRES. |

Il a libéré la femme et fait de la mode un style plus qu’un tombé, un plissé ou un coloré. Lui, c’est Yves Saint Laurent, créateur génial et torturé, qui a fait défiler à Paris jusqu’en 2002 ce qu’il dessinait à Marrakech. Deux villes comme des terrains de création dans lesquelles s’ouvrent cet automne deux musées consacrés à ses œuvres. À Paris d’abord, dans les anciens ateliers de la Maison, dont les salons du rez-de-chaussée ont vu défiler ses collections et les étages, conjuguer ses passions. Il y dessinait dans son studio au premier tandis que les couturières s’affairaient à concrétiser ses esquisses au second. À Marrakech, le musée est, au contraire, un bâtiment neuf tout à côté du jardin Majorelle qu’il a tant aimé – avant de le racheter.

Saint Laurent est né dans une famille bourgeoise à Oran en Algérie d’une mère esthète, qui lui communiqua tôt l’amour du beau, et d’un père homme d’affaires. Il s’envole de cette Afrique nordique en 1966 pour Paris où il est choisi par Christian Dior pour devenir son assistant et futur successeur. Ce qui arrive en 1957 quand ce dernier meurt d’une crise cardiaque. Le très jeune Yves – il a 22 ans – se retrouve à la tête de cette maison de prestige, avec timidité mais maîtrise. En 1962, il décide avec Pierre Bergé, homme d’affaires passionné devenu son amant, son Amour, de fonder la maison de Couture qui portera son nom. Elle ouvre rue Spontini, avant de déménager douze ans plus tard avenue Marceau, dans le XVIe. Là où s’est ouvert en ce mois de septembre son musée parisien.

Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé

Smoking et saharienne

C’est avec Jean-Charles de Castelbajac que nous parcourons le chapitre parisien de l’histoire de Saint Laurent, à la lumière de ce musée ouvert en grande pompe début octobre. Parce que les deux hommes, au-delà de la maîtrise commune du trait, partagent beaucoup. Castelbajac est né au Maroc, Saint-Laurent à Oran : ils ont le même goût de la couleur, de la chaleur, des odeurs des pays du Sud. Un certain esprit d’irrévérence aussi. Demander au premier de commenter les ateliers du second transformés en musée classique avait donc du sens. Au 5, avenue de Marceau, le bâtiment est un fier hôtel particulier typique du Paris chic.

On pénètre dans un hall élégant qui ouvre sur un escalier imposant. À notre gauche, les salons qui accueillirent les magasins d’accessoires sont conservés à l’identique, tapis au sol, moulures et dorures. À notre droite, les salons qui virent les premiers défilés ont été réagencés. Tendus de noir, ils présentent les collections suivant plusieurs thématiques. À l’entrée, en lettres blanches calligraphiées sur fond sombre, le fameux “Les modes passent, le style est éternel”. Sous la citation, les quatre silhouettes qui ont fait la renommée du créateur et révolutionné le vestiaire féminin : smoking, saharienne, jumpsuit et caban, celui-là qui ouvrit le premier défilé du créateur, en 1962.

La première collection du créateur sous son nom datant de 1962.

Il me fascine, nous glisse Castelbajac. Il a pratiqué son art avec tellement d’excellence. Il dissociait l’art et le style et a revisité entièrement le vestiaire féminin en le sublimant. Il y a une vraie dualité dans ses créations qui est très intéressante, parce qu’il y a aussi une sublimation de la masculinité. Tout était fonctionnel chez lui. Quand une veste a quatre poches, elle n’en a pas de fausse. C’est aussi ça qui le rend unique. La fonction chez lui est éblouissement, prolongement de l’esthétique. Il n’est pas glamour, il est troublant. Il avait ce souci du détail. Son travail sur la surpiqûre est grandiose.

Un souci du détail qui le poussait à travailler en étroite collaboration avec des artisans de haut vol. Un espace leur est consacré, petites grandes mains qui imaginaient pour Saint Laurent habillage en plumes, perles ou broderies. À côté de son bureau (dont on découvre une reproduction à l’identique au premier étage du bâtiment, table de travail chargée et miroir magistral, ndlr), s’ouvrait un espace où les assistants, œuvrant dans les ateliers à l’étage, venaient discuter d’une coupe et confronter leur vision avec celle de Saint Laurent.

Son bureau reconstitué à l’identique, à voir au premier étage du musée parisien.

Au cours de la visite, on découvrira encore sa réinterprétation de l’histoire de la mode, du plissé antique aux années folles – une robe noire sage devant, décolleté dentellé shocking derrière, par exemple. Ses voyages imaginaires aussi, lui qui voyageait peu mais dessina avec force détails et précisions des collections inspirés de la Russie des tsars, de l’Afrique noire ou des bougainvilliers marocains. L’inspiration, c’est épidermique, sensuel. Ce sont des antennes, souligne Castelbajac. Les créateurs sont des médiums, ils vont chercher au-delà ce qui va les emmener ailleurs. 

Ils créent pour demain ce qu’ils sentent d’aujourd’hui. Ils ne sont pas là… Pas là, c’est un état qui va plutôt bien à Saint Laurent, d’ailleurs. Génie torturé ultraprésent par ses créations, complètement absent à sa vie qu’il démolit à coup d’alcool et d’antidépresseurs. On le voit peu ici mais Yves Saint Laurent a souffert de ces démons sa vie entière ou presque, capitaine pourtant entouré des stars de son temps, la muse Loulou de la Falaise, les mannequins fétiches Victoire Doutreleau et Betty Catroux, l’actrice et amie Catherine Deneuve et, bien sûr, le pilier Pierre Bergé. Il a l’esprit de groupe, nous souffle Castelbajac, il a su choisir les personnes qui l’ont entouré. L’esprit de groupe en loup solitaire, du nord au sud, entre deux villes comme entre deux identités, tantôt solaire, tantôt nordique.

Dans l’antre du créateur

Nous avons aussi voulu voir le Maroc de Saint Laurent. Là où il se reposait après chaque défilé parisien pour y dessiner le prochain. Marrakech est brûlante au milieu du mois de septembre. La Médina nous tend les bras, bruissante, bruyante, mystérieuse. Tout ce qu’Yves Saint Laurent aimait. 

Yves Saint-Laurent sur la place Jemaa el-Fna. © Reginald Gray

On pense à 1966 quand la ville s’offre à Bergé et Saint Laurent pour la première fois, le couple ayant posé ses valises à la Mamounia, sublime palace Art Déco, avant de se mêler à la foule, place Jemaa el-Fna. C’est alors qu’ils découvrent le sublime jardin qui jouxte l’ancien atelier de Jacques Majorelle, peintre originaire de Nancy venu au Maroc soigner sa tuberculose. Une maison d’inspiration cubiste en milieu de jardin luxuriant, vert des plantes et bleu profond et serein des murs, ce “bleu Majorelle” inventé par le peintre. Il y a des fontaines, des allées délicatement pavées, des cactus âgés ; c’est un paradis.

Mais le jardin est sur le déclin, menacé de destruction par un projet immobilier. Le couple le sauve en le rachetant en 1980.Il deviendra ce qu’il est aujourd’hui, poumon bleu en bordure de ville, visité par les touristes du monde entier – jusqu’à 4000 par jour. Et c’est ici, juste à côté, que se dresse le musée dont l’ouverture est prévue ce 19 octobre. Joyau d’architecture moderne dessiné par le français Studio KO, sa façade ocre se coule dans le paysage et la chaleur.

Écrin fait de béton bouchardé, de terre cuite, de zelliges et de granite teinté, il est aussi ode à l’architecture traditionnelle du pays. Un lourd portail occulte l’entrée frappée du monotype de Cassandre – lettres YSL enlacées, symbole historique de la maison. L’extérieur fait de maillage de briques de Tétouan évoque le tissé du tissu, l’intérieur, tendu de noir mat, comme une doublure. Une poésie architecturale impulsée par Pierre Bergé qui a établi le cahier des charges et qu’Yves Saint Laurent aurait certainement approuvée.

Sa robe Mondrian, la plus copiée de l’Histoire : un des clous de Marrakech.

Le lieu est divisé en plusieurs parties à différents usages. Une salle permanente accueille les créations majeures du couturier, où on circule au son du phrasé particulier de Saint Laurent. On est dans l’antre du travail du créateur, on se glisse dans sa démarche. Des planches de croquis riches et précis défilent sur les murs. Et, tel un gardien, Yves Saint Laurent du haut de son portrait signé Jeanloup Sieff – l’habillé stylé, pas le nu scandaleux – embrasse la salle. Dans celle-ci, 250 silhouettes se partageront la vedette, changeant tous les quatre à six mois – question de conservation car le tissu est une matière vivante qui doit être protégée de la lumière et de la chaleur.

Outre une seconde salle d’exposition temporaire – la première sera consacrée à Jacques Majorelle – le musée est espace de création et d’échange, avec son auditorium de 150 places. La volonté de Pierre Bergé était d’en faire un espace dédié à la culture berbère dans la ville. Ce désir sera respecté et la programmation est en cours d’élaboration. 

Musée Yves Saint Laurent Marrakech, Rue Yves St Laurent, Marrakech, www.museeyslmarrakech.com
Musée Yves Saint Laurent Paris, 5, avenue Marceau, 75 016 Paris, www.museeyslparis.com

Le musée est programmé en deux temps : en été seront exposées les collections permanentes afin de permettre au flux de public étranger de découvrir l’univers du créateur dans toute sa richesse. À l’automne, celles-ci laisseront la place aux expositions temporaires.