Voyage au pays du Lubéron authentique

Le chef Édouard Loubet, double étoilé Michelin, chouchou de Gault & Millau et montagnard amoureux des garrigues de Provence nous fait découvrir sa région fétiche.

Par béatrice demol Photos movi press |

Si vous aimez, au-delà des paysages et des sensations, la rencontre avec les gens du terroir, il y a ici, en Haute-Provence, deux erreurs qu’il ne faut absolument pas commettre. D’abord, on écrit et on dit LubEron – de l’occitan provençal leberon –, et pas Lubéron. Ça, c’est pour les Parisiens. Ensuite, on ne confond pas lavande et lavandin. Ce dernier est un hybride utilisé en parfumerie et dans les huiles essentielles, et qui foisonne parce qu’il est très rentable. Mais la plus noble ne pousse pas en dessous de 600 mètres, on l’utilise aussi en parfumerie et en pharmacie mais encore, subtilement, en cuisine. Le long des chemins, les longues hampes régulières et denses, mauve et blanc, sont des champs de lavandin, tandis que les petits épis aux fleurs bleu vif sont de la lavande – Une plante d’une qualité nettement supérieure !

Artistes, bergers, stars et sangliers

Car, attention, les questions de qualité et de quantité sont sensibles dans cet arrière-pays provençal, depuis que le massif du Luberon, entre les vallées du Rhône et de la Durance, est devenu l’un des terroirs touristiques les plus convoités de France. Désormais, on achète ses cerises confites, ses amandes et ses olives à côté de John Malkovich, Mick Jagger ou Emmanuelle Béart, Patrick Bruel ou la petite-fille de Picasso. En quarante ans, le Luberon est devenu un parc naturel régional mais le nombre de ses habitants a doublé et le foncier a explosé, au grand dam de ses autochtones.

Pourtant, comme disait Giono, un vrai enfant du pays, il est encore possible de marcher des journées entières seul avec soi-même, dans une joie, un ordre, un équilibre, une paix incomparables. C’est ce que je fais depuis mon arrivée au Domaine de Capelongue. Bon, je ne suis pas totalement seule puisqu’une autre star me fait l’honneur de me guider au fil des collines et des sentiers : Édouard Loubet, double étoilé Michelin, chouchou du Gault & Millau qui l’a sacré Chef de l’année, puis lui  a décerné 18/20 et l’a affublé de 5 toques. Lorsqu’il devient le plus jeune étoilé de France, à 24 ans, il est déjà tombé amoureux de la région et est descendu de ses montagnes (sa mère a créé le Fitz Roy à Val Thorens) pour ouvrir le Moulin de Lourmarin qu’il continue de chapeauter. Lourmarin, fleuron du Grand Luberon, son château Renaissance, son beffroi, son bistrot Gaby d’où il fait bon regarder les gens passer, sa Maison du Café où il faut être vu, son vin du terroir et son itinéraire Sur les pas d’Albert Camus. Mais aussi son Galinier de Lourmarin, un superbe parc de trois hectares, des arbres centenaires et une bâtisse du XVIIIe siècle décomposée en locations – qu’Édouard et sa femme Isabelle Guelpa Veyrat (la nièce de Marc Veyrat, auprès de qui Édouard a parfait son apprentissage) gèrent également. L’endroit est délicieusement bobo et est répertorié parmi les plus beaux villages de France.

Beurre aux glands et poichichade

Le chef a donc du pain sur la planche, sans parler des brichetons à la polenta qu’il pétrit lui-même et auxquels il donne le nom de ses enfants. Il est partout sur le domaine, téléphone en main pour ne pas perdre le contact avec le chef Cyril, son second. Une cuillère en bois dans l’autre quand il est dans la cuisine pour plonger dans le bailluhaut, le poêlon haut en langage pro – Hélas, les stagiaires n’utilisent plus le vocabulaire de la cuisine, se plaint chef Cyril. Édouard Loubet a aussi un couteau dans la poche qu’il sort à tout moment. Sur le domaine et dans le verger, un buisson à marquer pour rappeler qu’il faut le tailler, là quelques herbes pour le chariot à infusion, une feuille d’agastache anisée – Je ne sais pas pourquoi, je l’accorde toujours à la courgette –, une coupe de cresson de Para testé à mon arrivée à l’occasion de mon premier repas gastronomique – deux heures et demie à table et cette plante de Papouasie qui anesthésie la langue avant d’exalter le goût des aliments qui suivent… inouï !

En fait, c’est la promenade quotidienne du chef qui se retrouve dans l’assiette du gourmet. Dans le potager, deux hectares sans compter les serres à Lourmarin, nous dévalisons des plants de fraises et de tomates – Il y en a 730 variétés, certains connaissent tous les noms. Moi, je m’en fous, c’est une tomate. Et celle du Pérou doit rester au Pérou, on en a assez ici. Je découvre des légumes inconnus tandis que le chef imagine tout haut de nouvelles associations qu’il transmet au téléphone à chef Cyril, son alter ego. Il en profite pour échanger sur les menus de la journée, les absences, le méga mariage du week-end prochain, l’aubergine qu’il sent absolument associée à la mer. Il rappelle à Cyril, son premier apprenti il y a 23 ans – l’homme est fidèle – qu’il faut refaire du beurre aux glands de chêne et de la poichichade.

Festival de senteurs et jeu de piste

Malgré cet emploi du temps qui le tient trop éloigné des siens au point qu’il va enfin prendre le risque d’engager un “directeur” – la responsabilité est immense, son nom est associé à tout, les cartes, les hôtels, les projets –, Édouard Loubet accepte de me dévoiler son Luberon d’adoption. Celui qu’il compare à la Corse dont il est fou – Si on imagine la mer en bas, on se sent comme dans le maquis. Le gars, ample chemise blanchissime en permanence sur un corps de montagnard dont on devine le dos en souffrance, donne tout. Ses meilleures adresses, même si elles sont concurrentes. Ses recettes, même si on sait qu’on n’arrivera jamais à les reconstituer. Ses arbres préférés au pied desquels il doit parfois méditer – il part seul tous les matins et emmène toute sa brigade deux fois par mois sur les collines et dans la garrigue.

Sa randonnée quotidienne à laquelle il m’invite est un festival de senteurs et un impressionnant jeu de piste. Là le sanglier est passé – Un bosseur, comme les gens d’ici. Il ne mange que les petites racines qui poussent sur la pierre et n’abîme pas le reste. En plus, il laboure. Et chacun sait qu’ici, un binage vaut trois arrosages. Ici le renard, plus loin la biche. Tandis qu’il enjambe les racines et me signale grives et bécasses, il met des mots, évoque des goûts et des sensations sur chaque arbuste, chaque feuille, chaque pousse. Elles sont belles, c’est la classe !, s’exclame-t-il devant les petits chênes qu’un vieux papy des collines lui a fait découvrir. Tous les six mois, j’en bois une concoction de feuilles pendant cinq jours. Le goût est ardent mais l’effet est tonique.

Villages perchés

Sa maîtrise de la végétation et de l’environnement est impressionnante. Nous sommes au cœur de trois climats et les saisons imposent leurs lois aux recettes. Le safran, notre perce-neige du printemps, est toxique dès l’automne. Les herbes s’utilisent selon les mois et les plats changent s’il vente ou s’il pleut. Émouvante aussi. J’aime la forêt de cèdres, c’est un arbre vénéré par les chamans qui ont raison de faire le lien entre les astres et la terre. Chaque recette est un vœu. C’est en regardant les arbres et les pierres que je sais comment je vais dresser mes assiettes. On ne le sait pas, mais on mange une force puissante. J’atteste, ses petits cèdres en salade sont un miracle. L’homme est assurément un businessman, le monde des étoiles gourmandes est rude, mais il ne fait que ce qui lui plaît et, avec sa montagne natale et sa Corse adolescente, le Luberon de son épanouissement est incontestablement une histoire d’amour entre l’homme et la nature. Au gré des crêtes, sur le flanc nord du Petit Luberon, au-dessus des champs de lavande et sous une incomparable lumière, le village perché de Bonnieux (ses maisons de terre cuite et ses résidences papales) fait face à celui de Lacoste (Sade puis Cardin qui déjeune tous les vendredis à Capelongue, son château et son labyrinthe grimpant de ruelles en calade) qui ne vit plus que par la grâce d’une prestigieuse école d’art américaine qui a restauré pour ses étudiants les maisons non rachetées par le célèbre couturier. Proches, Ménerbes, légitimement célébré par le best-seller de Peter Mayle, Une année en Provence, et évidemment, Roussillon, le cœur du plus grand gisement d’ocre au monde.

Leçon d’histoire et repas en immersion

Le trésor sédimentaire du Luberon, grande épopée industrielle du XIXe siècle, rassemble une série de carrières d’ocre sur un territoire surnommé le Colorado provençal. Sa traversée, entre les ravines étroites, les galeries souterraines de la mine de Broux que je parcours casquée et lampe torche à la main, les falaises rouge et jaune, et les célèbres formations rocheuses magiquement appelées cheminées des fées, ressemble à une petite expédition sur Mars, la planète rouge. Le retour sur terre, dans la coopérative culturelle Usine d’ocre Mathieu, constitue une superbe leçon d’histoire, de géologie et de couleur, expériences à l’appui. Le temps d’une promenade en calèche à travers les hameaux, les chemins pastoraux, le Sahara et le Désert blanc (ici on aime les images) avec Olivier, agriculteur, naturaliste et éleveur de chevaux appaloosa. Le temps de monter à la Tour du fada, érigée par un illuminé qui voulait voir la mer mais qui s’est arrêté 5 mètres trop bas. Le temps d’écouter Sophie, la voisine d’Édouard, raconter l’histoire de l’Enclos des bories, ces cabanes en pierres sèches disséminées sur le territoire du Luberon et qui renferment la mémoire de la vie des Celtes, des guerres de religion et des communautés agropastorales qui ont façonné le pays. Le temps de me débarrasser de la poussière d’ocre du Colorado et de la terre sèche des garrigues. Et me voilà à la table du chef pour un énième festival des saveurs. Chaque soir, quelques clients côtoient la cuisine pour un repas “en immersion” : on voit tout, on sent tout et, surtout, on entend tout. Édouard Loubet annonce chaque plat, vient boire un coup avec ses invités puis repart au combat. J’en ai marre, où sont les couleurs ?, Parlez-moi du feuilletage, Appelez-moi Anne !, Faudrait faire une julienne en bâtonnets de truffe – et toutes les 10 secondes, un oui chef ! tonitruant, discipliné et presque joyeux.