Ces parfums qu'il faut sentir avant de mourir

Une bible olfactive retrace 130 ans de créations. « Les cent onze parfums qu’il faut sentir avant de mourir » se lit comme un roman. De Jicky (1889) à Tabac tabou (2015), ses auteurs recensent les jus qui comptent. Sur les 111, voici notre sélection.

JULIE HUON et DANIEL COUVREUR |

Plus fort que le goût, la vue, l’ouïe et le toucher réunis: c’est l’odorat qui a la meilleure mémoire. L’herbe coupée, le gâteau qui cuit, l’eau de Javel sur le carrelage, les pages des livres et… la peau parfumée.

Parce que la culture olfactive est, à leurs yeux – enfin, à leur nez–, aussi essentielle que toute autre, Jeanne Doré, cofondatrice du site Auparfum et de la revue Nez, Yohan Cervi, spécialiste de l’histoire de la parfumerie au XXesiècle, et Alexis Toublanc, membre fondateur de l’Olfactorama, Premier prix du parfum indépendant en France, ont cosigné un ouvrage qui n’en finit pas d’éveiller des souvenirs (lire ci-contre). Sur base de leur liste subjective et passionnée, voici la nôtre: non pas cent onze mais une sélection restreinte de moments rétro-olfactifs.

1.  Shalimar de Guerlain (Jacques Guerlain, 1925)

Une grande personne, un soir. Brune, talons hauts, elle te colle un bisou appuyé, dit « Mais quel trésor ! » ou « Laisse-moi te regarder », un truc comme ça, en descendant à ta hauteur, les deux mains collées sur tes joues. Son parfum t’enivre comme un venin de serpent. Shalimar, c’est l’odeur de Kaa, hypnotique et puissant.

2. L’Air du Temps de Nina Ricci (Francis Fabron, 1948)

Un cadeau de communion. Entre la montre et le presse livres. Quelques gouttes à l’intérieur du poignet, on devient une grande fille. Et on s’endort en contemplant, sur la table de nuit, le petit bijou de Marc Lalique et Robert Ricci (le fils) où deux colombes s’enlacent au-dessus d’un flacon torsadé en cristal. L’Air du Temps, c’est une promesse, un début de vie.

3. Patchouli de Reminiscence (Nino Amaddeo, Zoé Coste, Maurice Sozio, 1971)

Elle respire le parfum hippie d’Ibiza: une essence beatnik sans subterfuges, celle de Mimsy Farmer, l’héroïne baba cool du film More. Elle sent la nature, l’herbe. Il plane dans ses cheveux l’odeur du monde et le rock psyché de Pink Floyd.

4. Opium d’Yves Saint Laurent (Raymond Chaillan, Jean-Louis Sieuzac, 1977)

Explosive, rousse et flamboyante comme Jerry Hall, la «starfucker» des Rolling Stones, elle se déhanche «Relax» sur le tube de Frankie Goes to Hollywood, dans le salon particulier d’un hôtel de maître bruxellois vieux siècle. Elle a 20 ans et porte juste une goutte de fragrance addictive sur son corps épicé…

5. Obsession de Calvin Klein (Bob Slattery, 1985)

Depeche Mode, REM, Midnight Oil, Nirvana… Début des années 90, la New Wave s’incline face au grunge. La chute du Mur, la guerre du Golfe, toujours le sida, pas encore internet mais la sensation que le monde se rétrécit. Obsession colle à son époque avec cette image: Kate Moss, brindille des faubourgs de Londres, qui oppose à la bande des Schiffer les cernes de sa beauté provocante et malsaine.

6. Égoïste de Chanel (François Demachy, Jacques Polge, 1990)

Une pub inoubliable signée Jean-Paul Goude (Lion d’Or à Cannes) au son de Prokoviev et des volets d’un hôtel claqués par des princesses furibondes: «Egoïste!» Le duo Chanel/Goude cartonne à l’écran: un an plus tard, il revient avec le spot pour le parfum Coco, où Vanessa Paradis se balance en sifflotant dans une cage dorée, sous le regard d’un gros chat, dans une suite du Ritz…
 
7. Angel de Thierry Mugler (Olivier Cresp, 1992)

La preuve que tout passe. Et que, oui, on peut brûler ce qu’on a adoré. La première fois, c’est dans la rue, comme souvent. Fendant la foule, quelque chose de nouveau, d’étourdissant. Impossible de ne pas se retourner. Suivre la fille à la trace, la humer – c’est facile, le goût s’accroche partout–, la rattraper et lui demander: «C’est quoi?» Deux ou trois mois après l’avoir acheté, ne plus le supporter. Et le jeter.
 
8. Le Mâle de Jean Paul Gaultier (Francis Kurkdjian, 1995)

Le début d’une collection. Sur l’étagère, ce corps de marin aux pecto d’acier, prisonnier de sa boîte de conserve, sera bientôt rejoint par sa copine rose en corset. Gaultier joue aux Barbie et, en marketeur averti, il fait tomber tout le monde dans ses filets: le Mâle compte toujours parmi les meilleures ventes en France.

9. For Her de Narciso Rodiguez (Francis Kurkdjian, Christine Nagel, 2003)

Des femmes qui portent des parfums d’hommes, on en connaît plein. L’inverse est tellement inédit que, forcément, il reste à l’esprit. Eté 2006, un beau gosse italien s’asperge de For Her derrière les oreilles. DJ métrosexuel aux cheveux longs, il assume, au nez et à la barbe de tous, sa part de féminité. For Her, c’est signe que le monde a changé. Ça sent la liberté.