Comment le recrafting permet à l'industrie de la mode d'éviter le gaspillage ?

Gros plan sur une tendance qu'on a d'abord découverte par le biais du design, et qui s'invite dans notre dressing. 

par marie honnay. Photos : D.R. sauf mentions contraires |

En raison de la pandémie, les collections mode des deux ou trois dernières saisons ont laissé derrière elles une tonne d’invendus. On estime à plus de 150 milliards d’euros la valeur des vêtements confectionnés qui n’ont pas trouvé d’acquéreur. De manière générale, Covid ou pas, l’industrie de la mode ne peut plus ignorer l’énorme gaspillage qu’elle engendre. Si le recyclage figure désormais parmi les priorités d’un nombre croissant de marques, la majorité des vêtements en circulation sont jetés sans avoir eu la chance de connaître une seconde vie. Selon l’agence de la transition écologique, en France, un peu plus d’un tiers des 624 000 tonnes de textiles mises sur le marché annuellement est recyclé. Depuis plusieurs années, les créateurs et les marques s’organisent. Ce qui, à l’origine, pouvait être considéré comme un ensemble de mini-projets marginaux, figure désormais en bonne place dans leurs collections. Pour des raisons purement pratiques, mais aussi parce que ces initiatives n’en sont qu’à leurs balbutiements, les pièces recraftées – c’est-à-dire réalisées sur base de matériaux récupérés, puis transformés – sont le plus souvent commercialisées sous forme de capsules éphémères.

Mode engagée

L’une des pionnières de la tendance, c’est Maroussia Rebecq, fondatrice, au début des années 2000, d’Andrea Crews, un collectif centré sur l’upcycling. Les pièces du label étaient toutes récupérées au Secours Populaire, puis transformées en vêtements mixtes et urbains. Très vite, la sauce prend. Andrea Crews défile pendant la Fashion Week Hommes et multiplie les collaborations avec d’autres marques, dont Schott et Eastpak. Si l’esprit des débuts est encore présent et que la conscience écologique figure au cœur de l’ADN du label, impossible de se cantonner à l’upcycling quand on souhaite grandir. Pour ne pas tomber dans ce piège, certaines jeunes marques prennent une autre voie. Comme Élise Viste, une trentenaire diplômée de la Cambre Mode(s). Après un passage par la case “luxe” (elle a travaillé à Londres pour plusieurs marques de prêt-à-porter comme Roland Mouret et Victoria Beckham), la jeune styliste décide de revenir à Bruxelles et de fonder MaisonÉlise, un microlabel initialement centré sur un produit unique : un top composé d’un T-shirt récupéré dans les stocks d’Oxfam ou des Petits Riens, auquel sont ajoutées des manches en tissu chiné dans les invendus des grandes marques de luxe.

À lire aussiQu'est-ce que l'upcycling, la nouvelle tendance mode éco-responsable ?

MaisonÉlise ou la réutilisation de T-shirts de seconde main et de tissus de luxe invendus.

Déjà à la Cambre, je ne pouvais pas m’empêcher de tout transformer. Quand on fréquente les fripes, on se rend compte que récupérer de belles pièces anciennes est une évidence. Pendant le confinement, beaucoup de gens ont pris conscience du potentiel de la mode vintage. Ils ont découvert la possibilité de sublimer les vêtements chinés en y ajoutant des éléments en soie ou en organza, précise-t-elle.

Dans le registre de l’accessoire, cette approche est encore plus évidente. La preuve avec Tres Sis Zero, une marque belgo-espagnole qui travaille sur base de chutes de cuir premium.

Sybil Mortelmans, sa fondatrice, pousse même le concept jusqu’à utiliser son propre “deadstock” pour façonner ses nouvelles créations.

Pièces uniques

Les clientes de MaisonÉlise ont entre 30 et 50 ans : des femmes que le caractère unique des vêtements vintage séduit, mais qui n’ont pas forcément envie d’aller fouiller dans les bacs d’Oxfam. Je fais la sélection pour elles, puis je m’inspire de chaque pièce pour lui donner une seconde vie. Après les T-shirts, la styliste s’est lancée dans le recrafting de vestes en jean et de chemises masculines. Je vois mon travail comme celui d’une architecte qui, plutôt que de construire une maison neuve, préfère rénover des bâtiments existants. Si les pièces créées par Élise Viste visent juste, c’est que la jeune femme possède un solide bagage, qui lui permet d’inviter des matières nobles, des jeux de drapage et des associations de couleurs audacieuses dans un registre qui, à la base, pèche un peu par son manque de glamour.

Un concept en pleine construction

L’été dernier, quand la maison belge Natan a lancé sa capsule Circular, on a pu, sans doute, s’étonner qu’une marque réputée pour son glamour se lance dans l’upcycling. Je remarque que les clientes sont de plus en plus sensibles à ce type d’approche, nous a précisé Édouard Vermeulen. Aujourd’hui, nous évoluons naturellement vers des collections plus restreintes, plus équitables et responsables dans leur globalité. Mais l’aspect circulaire ne constitue qu’une petite partie de notre démarche. La capsule se composait, entre autres, d’une robe en motif trompe-l’œil réalisée sur base d’un grand jupon couture de l’été 2020 ou encore d’un top col montant confectionné à partir d’une jupe en lin stretch de la collection Natan de l’été dernier.

Pour composer sa collection Circular l’été dernier, Natan a transformé des invendus.

Cette initiative nous a permis d’écrémer nos stocks en transformant des vêtements qui n’avaient pas pu être vendus suite à la pandémie. Si nos clientes ont apprécié la démarche, la capsule n’a hélas pas vraiment convaincu, précise Édouard Vermeulen. Pour nos ateliers, le processus de transformation est très gourmand en termes de temps. Or, dans l’inconscient des gens, cette démarche est encore associée à l’idée de seconde main, donc d’un vêtement qui doit être vendu moins cher. Nos clientes n’ont pas compris la valeur ajoutée de ce type de pièces qui sont, il ne faut pas l’oublier, des créations à part entière. Dans le futur, si nous réitérons l’expérience, nous ne passerons plus par une transformation complète de nos modèles. Si une pièce est belle, pourquoi la modifier ? Nous ajouterons peut-être simplement un élément décoratif qui la sublimera, ajoute-t-il. Un élément décoratif comme, par exemple, le petit tigre brodé en camaïeu sur les T-shirts mixtes de la nouvelle collection RE/KENZO, un autre projet de recrafting au style sobre et à l’approche circulaire composé exclusivement de pièces conçues et fabriquées sur base de stocks d’invendus du label français.

Une démarche parmi d'autres

Du côté des autres marques belges et étrangères, on peut également parler de tendance embryonnaire. Composée de quelques pièces seulement, Legacy Parade, la collection capsule de l’atelier de chapeaux Maison Michel (propriété de Chanel) se veut d’abord une vitrine du savoir-faire et de la créativité de la maison.

La capsule Legacy Parade de l’atelier de chapeaux Maison Michel est réalisée à base de matériaux récupérés.

Ultra-exclusive, la petite dizaine de modèles uniques réalisés sur base de matériaux existants cadre avec les valeurs éthiques de Priscilla Royer, directrice artistique du label. Chez Louis Vuitton Hommes, l’approche est un peu identique. Réalisée à partir d’une basket montante, démontée puis transformée, La LV Trainer n’a pas l’ambition de démocratiser les sneakers de luxe. Elle s’inscrit plutôt dans la continuité du projet durable initié par Louis Vuitton lors du défilé Printemps-Été 2021 de Virgil Abloh. Chez Altuzarra, ce sont des rouleaux de tissu d’archives de la maison qui sont découpés en bandes, puis rassemblés pour créer la collection Re-crafted vendue en ligne.

Quant à la marque espagnole Camper, elle propose une collection ReCrafted créée à partir de chaussures déjà portées et transformées avec des composants inutilisés. Elle donne ainsi naissance à de nouvelles pièces mixtes et uniques proposées, coût de transformation oblige, à un prix légèrement supérieur à la moyenne des accessoires Camper. Si toutes ces initiatives ont le mérite de secouer l’industrie de la mode, le recrafting n’est, à ce stade, qu’une des nombreuses pistes à suivre. Aujourd’hui, il me semble opportun de revenir à davantage de raison en proposant des collections plus pérennes qu’il ne faudra plus obligatoirement solder quelques mois à peine après leur sortie en boutique, conclut Édouard Vermeulen.

Suivez So Soir sur Facebook et Instagram pour ne rien rater des dernières tendances en matière de mode, beauté, food et bien plus encore.