Dans le lit de la Veuve Cliquot

Franchir les portes de l’Hôtel du Marc à Reims, c’est se détacher de son statut de commun des mortels pour celui d’hôte de marque. Car n’entre pas qui veut dans cette demeure, propriété de la prestigieuse Maison de Champagne Veuve Clicquot Ponsardin. Joie : on y a été invitée quelques heures. Tristesse : depuis, on ne rêve que d’y retourner.

par Ingrid Otto. Photos Ingrid Otto et DR. |

L’hôtel du Marc, à Reims, construit entre 1840 et 1846 pour Édouard Werlé, maire de Reims, partenaire et successeur de Madame Barbe Nicole Clicquot – plus connue sous le surnom de Veuve Clicquot – est aujourd’hui toujours sous l’égide du groupe de luxe LVMH.

C’est la Maison veuve Cliquot qui sélectionne ses hôtes avec le plus grand soin, afin de leur faire découvrir ses produits, mais aussi et avant tout son art de vivre. Une valeur qu’elle érige au même firmament que discrétion : impossible d’arracher à notre guide du jour le nom d’une seule personne qui fut reçue ici. Des têtes couronnées, oui. Des chefs d’entreprise, aussi. Des comédiens, des chanteurs, des artistes… 

Mais nous n’en saurons pas plus !

Ce monument de la culture champenoise aura survécu aux deux guerres mondiales, même si sa façade criblée d’éclats d’obus en porte encore les stigmates – il faut respecter l’histoire de la pierre. Rouvert en 2014 au terme d’une importante rénovation qui aura duré quatre ans, l’hôtel particulier est désormais un somptueux cocon abritant des œuvres d’art contemporain auxquelles se mêlent divers objets d’antan, dont certains furent rapportés par les “voyageurs de commerce” de la Maison, en guise de cadeaux aux dirigeants.

Touche décalée

Ainsi trône fièrement, dans la bibliothèque, une autruche naturalisée et “clicquotisée” : sellée et coiffée d’un casque aviateur, deux éléments de cuir jaune orangé, couleur propre à la marque, qui lui confèrent une touche décalée. Dans ce même espace dédié à la lecture, on trouve aussi – outre les ouvrages consacrés au vin, à la gastronomie, au design ou à la mode – d’autres curiosités et objets d’arts, comme une console signée Hervé van der Straeten. La Maison a choisi de confier la restauration de sa maison de ville à Bruno Moinard en raison de sa façon toute personnelle et délicate de réécrire le récit des lieux, nous explique notre guide, lors de notre visite exclusive. Il s’est inspiré de l’âme de la Maison dans le moindre détail, tant pour le choix des matériaux utilisés que pour son engagement à défendre l’artisanat artistique. Libre cours a été laissé à l’expression créative des amis de la Maison et des artistes qu’elle apprécie, leur permettant de laisser leur empreinte, d’enrichir un patrimoine qui sera légué à la prochaine génération.

La somptueuse entrée du bâtiment où, vocation hospitalière oblige, trône fièrement l’escalier menant aux chambres, est à elle seule une invitation au rêve. Sous l’escalier, à droite, un écran fait de fins et longs miroirs semble créer un paysage parsemé de reliefs – la patine du temps. Ici, on lui donne le surnom de “kaléidoscope” pour sa façon imaginative de réfléchir la lumière et l’éclat.Sa couleur et sa matière renvoient aussi au champagne et à ses bulles. En fait, tout ici raconte une histoire. C’est donc très facile pour moi de me souvenir de ce que j’ai à vous dire, sourit-il.

Des murs couleurs Pinot noir

Car tout ici est imprégné des codes de l’univers champenois. La rampe de la cage d’escalier, fer forgé tout en arabesques, rappelle les sarments tortueux de la vigne. Le dégradé des murs, à dominante rouge vin et qui semble être absorbé par le tapis des marches, évoque le Pinot noir utilisé par la Veuve Clicquot. Quant à la couleur de la pierre (vallée de l’Ardre), elle renvoie aux crayères du Moyen-Âge où ont été creusées, vingt mètres sous terre, les caves qui abritent encore aujourd’hui la production. Tout en haut de l’escalier, face à la rampe d’origine, un entrelacs de volutes de bois surgit d’une lucarne et replonge dans la matière, telles des racines plongeant vers le sol, pour s’étirer en banc de l’autre côté du mur. Il s’agit de l’œuvre de l’Argentin Pablo Reinoso, le “banc spaghetti”, qui vous emmène aussi, inévitablement, dans l’univers des vignobles. Pour accéder aux chambres, on traverse un long couloir où l’éclairage, théâtral, ne provient pas d’appliques traditionnelles mais de gigantesques tableaux en trompe-l’œil. À pas feutrés, sur le tapis de coco doré, on s’avance sous le regard de celles et ceux dont l’âme semble encore occuper les lieux : Edouard Werlé, Louis Bohne, l’agent commercial qui distribua dès le début du 19e le vin maison jusqu’en Russie, la duchesse d’Uzès, descendante de la veuve et pionnière de l’automobile…

Conte de fée et home cinéma

Les six chambres de l’Hôtel du Marc se déclinent dans une ode aux saisons de la vigne et du vin : gris de grêle, blancs opaques des gelées, bois tendre des bourgeons… L’histoire de chacune d’elles a ensuite été imaginée selon la vie et les goûts de l’illustre personnage qui la parraine. Parmi ces pièces, toutes plus fastueuses les unes que les autres, soulignons celle imaginée par le designer français Mathieu Lehanneur et baptisée Once upon a dream. Fermeture automatique du rideau, baisse de la température et de la lumière et émission de bruits blancs, cette chambre magique, en plus d’être design, a la vocation de rendre nos nuits plus belles que nos jours. Entre conte de fée et home cinema, cette “unité de sommeil” reprend les études mises en place par les services de malades du sommeil afin de guérir les insomnies chroniques. Un clin d’œil à l’Histoire puisque la veuve Cliquot était elle-même une insomniaque notoire !

Après une halte pétillante et exquise par l’atelier de dégustation, éclairé par des lustres néons signés Jugnet & Clairet et abritant notamment un jeu de fléchettes et un baby-foot de compétition – tous deux “clicquotisés” –, la journée d’exception se termine autour d’un repas. Qui l’eût cru, il est évidemment pensé pour être en accord avec les champagnes, servis au cœur de la grande salle à manger déployant ses ors sur un aplat spectaculaire de noir mat et un large parquet cendré… Ah, si on le pouvait, on y reviendrait volontiers !