Fleurs et plumes couture : dans les coulisses de la maison Lemarié

À l’occasion du défilé des Métiers d’art de Chanel, nous nous sommes glissés dans les coulisses de Lemarié, atelier mythique dont la création la plus emblématique, le camélia, ne reflète qu’une des (très) nombreuses facettes.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. |

A l'occassion du défilé des Métiers d’art de Chanel (une collection unique mettant en lumière le savoir-faire des différents métiers d’art, propriétés de la Maison au double C), nous avons été invités à découvrir l’antre de Lemarié, l’un des plus anciens ateliers de ce type en France. Nous voilà donc à Pantin, où sont installés les locaux jusqu’à un prochain déménagement à Aubervilliers, en banlieue parisienne, dans un bâtiment dessiné par l’architecte Rudy Ricciotti (à qui l’on doit le Mucem de Marseille, mais aussi la rénovation du musée de la Boverie à Liège), et qui regroupera toutes les Maisons des Métiers d’art.

Depuis 1880, le plumassier/fleuriste — dont le savoir-faire est couplé à celui de Lognon, un atelier spécialisé dans le plissé — réalise les célèbres camélias qui ornent les vêtements et les accessoires Chanel, mais aussi des créations en plumes, ainsi qu’une foule de manipulations textiles aussi spectaculaires que techniquement admirables. Dans les trente maisons d’art parrainées par Chanel (Lemarié, plumassier/fleuriste, Lesage, brodeur et tisseur, Maison Michel, chapelier/modiste, l’orfèvre Goossens, sans oublier les paruriers, les maroquiniers, les chausseurs, les gantiers...), on ne travaille pas uniquement pour les studios de la rue Cambon.

    Le défilé est l’occasion de valoriser le savoir-faire des artisans. À l’avant-plan, Kaia Gerber porte une minijupe en plumes d’oie réalisée dans l'atelier Lemarié. 

    En période de défilés, ces équipes, qui créent également pour d’autres marques de luxe, peuvent ainsi passer d’une dizaine de collaborateurs à plus de septante. Pour le studio Chanel, désormais dirigé par Virginie Viard depuis le décès de Karl Lagerfeld en 2019, la collection des Métiers d’art est l’occasion d’offrir à ces ateliers une vitrine de leur savoir-faire et de leur créativité sans limite. Car si le studio de création Chanel imagine le thème et les silhouettes qui vont faire rêver le monde entier, c’est à Christelle Koché, créatrice de la marque de prêt-à-porter Koché, lauréate du prix de l’Andam 2019 (une récompense qui en fait l’une des figures incontournables de la scène mode parisienne actuelle, NDLR.) et directrice artistique de Lemarié depuis 2010, qu’il revient de traduire ces inspirations.

    "Je vois mon travail comme une séance de gymnastique. Lorsque nous décidons, comme pour cette collection, de travailler autour des codes iconiques de Chanel, nous cherchons à repousser toujours plus loin les limites créatives et techniques du studio. Le point de départ, c’est une émotion, mais très vite, notre réflexion devient très pragmatique", nous raconte-t-elle dans un français teinté d’une pointe d’accent, un reste, peut-être, de son passage par la prestigieuse Saint Martins School of Art & Design, là où la designer strasbourgeoise a été formée avant de dessiner pour Nina Ricci ou Dries van Noten.

    Son truc en plumes

      "Prenez la cape en plumes, l’une des créations phares de cette collection", poursuit-elle. "Entièrement réalisé en nageoires d’oie posées une à une sur une trame, ce petit bijou étonnamment moderne, presque nonchalant, est rehaussé d’une impression digitale comme celle qu’on utilise sur de simples T-shirts en coton. La combinaison de cette matière fragile qu’est la plume et de ce type de procédé technique est une première mondiale." 

      Pour Virginie Viard, créer le look Chanel, c’est d’abord et surtout suggérer un style, une attitude. En l’espace de deux défilés, l’ex-protégée de Karl Lagerfeld a prouvé qu’elle avait non seulement tout compris au style Chanel, mais aussi à nos envies mode. "Pour le T-shirt blanc au double C porté avec une écharpe à volants, notre idée était de revisiter le concept du boa. Nous l’avons fait réaliser par l’atelier Lognon — tout comme le logo en relief du T-shirt — puis border d’un filet noir", commente Christelle Koché. Elle nous parle aussi du pull 31 Cambon, une pièce signature de la collection. Chaque lettre est composée de dizaines de minuscules fleurs en relief, un mélange de cuir, organza, vinyle et tulle dont la magie n’est perceptible que lorsqu’on s’approche au plus près du vêtement. "Pour la robe à effet tie and dye bordée de plumes ton sur ton, nous nous sommes inspirés d’un imprimé utilisé pour doubler les vestes Chanel dans les années 80. Nous l’avons revisité dans un style pointilliste qui sublime le travail de nos plumassiers", ajoute-t-elle.

        Les lettres du pull Cambon 31, sont composées de dizaines de minuscules fleurs en relief.

        "Des plumassiers et des fleuristes très jeunes, pour la plupart. Lorsque j’ai intégré le studio, il y a dix ans, ils n’étaient que dix-sept, avec une moyenne d’âge assez élevée. D’emblée, il m’a semblé primordial que nous puissions nous associer à des écoles d’art et des ateliers techniques susceptibles de nous amener de nouveaux collaborateurs, garants du dynamisme de Lemarié."

        Un dynamisme incarné par toutes les pièces ou presque de la collection : un bomber constitué, non pas d’un padding classique, mais d’une juxtaposition de fleurs elles-mêmes rembourrées et rehaussées de strass ou encore la silhouette portée par la top Kaia Gerber : un petit ensemble charmant composé d’un T-shirt et d’une minijupe en plumes d’oie affichant une série de dessins et d’écritures sérigraphiées rappelant le vestiaire streetwear.

        Sous l'oeil de Karl

        À quelques jours du show, le studio de création et les ateliers Lemarié, sont en pleine effervescence. Sauf qu’ici personne ne s’agite. Normal : quand votre métier consiste à assembler à la main, pétale après pétale, un camélia en dentelle, en cuir ou en soie, la patience est de mise, le savoir-faire aussi. Si dans l’atelier d’apprêtage et de découpe (là où on va durcir la matière pour pouvoir la découper et ensuite la mouler), les machines cantonnées dans un périmètre de sécurité marqué par la présence au sol de bandes autocollantes jaunes et noires sont pilotées par des ouvriers majoritairement masculins, les ateliers de fleurs et de plumes sont beaucoup plus féminins.

        C’est là, sous l’œil attentif de Karl (dont le portrait trône fièrement au milieu d’une impressionnante collection de camélias, parmi les milliers de modèles déjà imaginés par Lemarié), que de jeunes femmes façonnent les précieuses fleurs. Impossible de savoir combien, au juste, entreront dans la composition des vêtements et accessoires de ce défilé. "Ouh la la, beaucoup...",plaisante une ouvrière avant de se remettre au travail. Un mois, c’est le temps généralement imparti aux ateliers des Métiers d’Art pour imaginer et réaliser les éléments qui contribueront à la magie de cette collection.

        Plus qu’un dialogue entre les créatifs du studio Chanel et ceux de Lemarié, cette collection des Métiers d’art s’apparente à un véritable travail collaboratif, brillante partie de ping-pong entre les nombreux talents du plus célèbre plumassier du monde.

          Le camélia, création emblématique de la maison Lemarié. 

          Marqueteries pastel et marshmallow

          Chez Lemarié, l’ambiance est studieuse, presque recueillie. À moins qu’il ne faille dire chirurgicale. Pour créer les motifs floraux cousus sur des morceaux de voile aux plissés savants ou les marqueteries de plumes, les artisans travaillent à l’aiguille, voire à la pince à épiler. À côté d’une des multiples parties de ce puzzle de plumes et de tissus, un paquet de marshmallow rose pâle indique, en version ton sur ton, que la rigueur liée à ces longues heures passées à l’atelier nécessite, à l’occasion, un petit remontant sucré.

          Comme l’explique Christelle Koché, cette collection à part, qui n’est ni vraiment de la couture, ni vraiment du prêt-à-porter, constitue une fierté pour les ateliers. "Lorsque nous avons réfléchi à la manière dont nous allions transmettre l’héritage Chanel, thème de la collection, aux invités du défilé, nous avons eu l’idée d’un carton décoré d’un camélia détachable rehaussé d’un nœud noir, deux symboles forts de la Maison. Encore fallait-il les fabriquer dans le temps imparti. Les ouvrières de l’atelier ont travaillé deux jours entiers, week-end compris, pour façonner ces 1 500 camélias. Lorsque nous les avons aperçus soigneusement rangés dans des cartons, prêts à partir chez l’imprimeur, nous avons eu les larmes aux yeux. Ces moments d’émotion compensent la charge de travail à laquelle l’atelier est confronté au quotidien." Dès le lendemain du défilé, Christelle Koché et ses équipes planchaient d’ailleurs déjà sur la collection Couture, dévoilée un mois plus tard à Paris.

            Sous les lustres en pampilles

            4 décembre 2019, 18 h. Sous la coupole du Grand Palais (le décor de tous les défilés Chanel, un monument historique sur le point d’être rénové grâce, entre autres, au mécénat de la marque française), la musique démarre. De grands lustres à pampilles descendent lentement du plafond. Des lustres qui rappellent ceux du célèbre appartement de Gabrielle Chanel. Le 31 rue Cambon, une adresse mythique s’il en est, est l’inspiration phare de Virginie Viard pour ce show des Métiers d’art. Pour en imaginer le décor, elle s’est adressée à Sofia Coppola, sa complice de toujours, une fidèle de la maison, dont on connaît, depuis le film Marie-Antoinette (2006), la passion pour l’or et tout ce qui brille.

            Au bout du catwalk se dresse un grand escalier entouré de miroirs facettés. Dans les petits salons créés pour accueillir les invités du défilé, les épis de blé, camélias, lions dorés et autres objets joliment scénographiés sont autant de clins d’œil à l’héritage Chanel. Virginie Viard, Sofia Coppola, Christelle Koché. Trois femmes, une vision commune d’un héritage qu’elles entendent bien moderniser à coups de gestes forts et élégants. Cette année, le défilé des Métiers d’art (souvent programmé à l’étranger) est resté à la maison, au cœur de Paris, comme si le souhait premier de Virginie Viard était d’inscrire la femme Chanel dans un quotidien parisien, proche de la vraie vie.

            Gracieuses, fluides et légères, les silhouettes dégagent une énergie communicative. Une énergie perceptible à tous les échelons de cette Maison qui se veut à la fois garante d’un héritage français, prescriptrice de tendances et mécène. Quelques heures après le défilé, alors qu’elle applaudissait Angèle, au restaurant La Coupole, lieu choisi pour le dîner et l’after-party du show, Virginie Viard, entourée de son amie Sofia et de ses équipes, semblait visiblement émue. Discrète et rigoureuse, celle à qui incombe la lourde responsabilité de dessiner le présent de Chanel, post-Lagerfeld, incarne parfaitement l’esprit de cette multinationale aux airs de grande famille, dans laquelle on s’évertue, jusque tard le soir et parfois même le week-end, à perpétuer une tradition, véritable fierté nationale, le symbole ultime du vrai luxe à la française.

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