Interview : Stéphane De Groodt, l’hyperactif

L’Ivre de mots, c’est à la fois le nom de son dernier livre et le meilleur qualificatif que l’on pourrait lui attribuer. Stéphane De Groodt est à la fois acteur, auteur et fou de gastronomie. Confessions confinées.

Par Ingrid Van Langhendonck. Photos D.R. sauf mentions contraires. |

Il est l’une des personnalités favorites des Belges. Stéphane De Groodt excelle dans tous les métiers auxquels il s’essaye. Chroniqueur tordant, auteur inspirant, acteur de talent, il incarne une créativité sans emphase, toujours juste. Pour des raisons sanitaires, c’est par téléphone que nous le rencontrons. Il se livre sur son actualité, brûlante malgré les circonstances, et sur les choses qui l’inspirent. Alors qu’il est aujourd’hui aussi connu à Paris qu’à Bruxelles, il reste pourtant terriblement bruxellois et nous livre même quelques adresses fétiches...

Quelle est votre actualité ? Ciné, théâtre, êtes-vous à l’arrêt comme tant d’autres artistes ?
Je viens de terminer à Paris, le tournage de Big Bug, le dernier film de Jean-Pierre Jeunet, avec Elsa Zilberstein. Nous avons passé deux mois en studio pour Netflix. Ce fut une expérience assez extraordinaire ; parce que ce n’est pas ordinaire de tourner pour le moment ; nous étions dans un studio où il fallait faire des pauses covid, avec une équipe tout à fait masquée. On a vécu une sorte de décalage complet. Pourtant, nous ne l’avons pas vraiment perçu comme un handicap, si ce n’est que cela a tendance à ralentir les choses…  Le plus extraordinaire dans ce tournage, c’est assurément l’univers tellement singulier dans lequel Jean-Pierre Jeunet nous a baladés. C’était pour moi une expérience assez formidable que d’intégrer cet univers poétique tel qu’on le connait à travers ses autres films comme Le Fabuleux Destin d’Améie Poulain ou Delicatessen... 

Deux autres films devaient et devraient sortir, dont un primé au festival de l’Alpe d’Huez l’an dernier, Tout Nous Sourit de Melissa Drigeard. La sortie a déjà été reportée trois fois et j’en suis très frustré, car c’est un des films que je revendique le plus d’un point de vue artistique. Ne serait-ce que parce qu’il m’a permis d’avoir un prix d’interprétation. C’est la première fois que ce métier m’honore, donc par rapport à mon parcours c’est une étape très importante de voir sortir ce film.  
Du côté du théâtre, je devais jouer au Théâtre Edouard 7 à partir du 2 février, une pièce de Sébastien Thiéry intitulée Qui est Monsieur Schmitt ? Une très belle pièce pour laquelle nous avions dû interrompre les répétitions, mais que nous avons reprises, car on nous a assuré une captation vidéo de la pièce qui sera diffusée sur C8. Je suis donc en répétitions en vue de jouer devant une salle vide, si ce n’est la caméra. C’est frustrant, mais nous avons au moins la chance d’être sur scène et, quand on y pense, la pièce sera vue, et je me sens assez privilégié de pouvoir exercer mon métier. Par les temps qui courent, je suis conscient que c’est une chance.  

Vous êtes donc à Paris en ce début d’année. Comment y vivez-vous ? 
Je suis actuellement en répétition pour le théâtre, donc je réside à l’hôtel. Je loge depuis trois mois dans un petit hôtel : La Providence, juste en face du théâtre de la Renaissance, dans le dixième arrondissement. J’ai bizarrement l’impression d’être à la maison. C’est une des rares hôtels encore ouverts à Paris, je suis pratiquement seul dans l’hôtel, à l’exception d’une ou deux chambres à l’occasion, donc on s’occupe de moi de manière privilégiée. Si cet hôtel est habituellement un établissement charmant, où l’on mange très bien, dans cette situation tout à fait particulière, et grâce à leur accueil, je parviens à me sentir un peu chez moi.   

Vous évoquez souvent votre chez vous et la Belgique, y a t-il une raison à cela ? 
Nous faisons un métier où l’on peut facilement se perdre. Déjà, parce qu’on est souvent hors de chez soi, pour les tournages, mais on est aussi « en dehors de soi », puisque l’on est dans l’interprétation de personnages. Dès lors, je revendique cette belgitude comme un port d’attache. C’est important de savoir où sont nos bases, nos repères. Moi, c’est Bruxelles, c’est ma maison, ce sont mes enfants… C’est important pour moi de le vivre et de le revendiquer, sinon très vite ce métier peut devenir compliqué. Je pense que pour aller quelque part, il faut venir de quelque part et j’aime bien me rappeler que je viens de cet endroit-là. 

Mais la belgitude n’est pas que géographique. Comment la vivez-vous dans votre métier ?   
D’un point de vue artistique, elle est assez palpable : en Belgique, il y a une sorte de spontanéité. Le Belge a moins peur de se planter parce qu’il n’y a pas chez nous le même système de starification. On est moins dans le jugement absolu. On est plus tolérants avec les artistes, ce qui fait qu’on peut essayer des choses, il y a moins de retenue. On joue peut-être plus à l’instinct, on est davantage à l’écoute de ce que l’on fait plutôt que de ce que les gens vont en penser, c’est vraiment une autre démarche.  

Le monde du spectacle parle en permanence de se réinventer, quel est votre regard sur ce « monde d’après » que l’on nous annonce en permanence? 
Il y a eu tellement d’avis dans tous les sens depuis des mois que j’ai pour ma part décidé que mon avis serait… de ne pas en avoir ! Je constate qu’on est tous à observer ce qui se passe, à essayer de comprendre ce qui nous arrive, il y a un état général de sidération. Je vois tant de gens ne pas comprendre certaines décisions à deux vitesses, le pourquoi de certaines mesures… On est un peu paumés. Mais s’il est question de se réinventer, oui, j’y crois. Cela fait des siècles que l’art et le spectacle se réinventent. L’homme est fait pour cela, il a cette capacité de s’adapter, donc on va s’adapter. Je suis de nature très optimiste, d’abord parce que c’est ma nature, mais aussi parce que je pense que derrière chaque problème, il y a une solution…

Pour moi la culture, les théâtres vont rebondir. Mais c’est difficile de se projeter ; on vit dans une ambiance tendue, certains réclament la réouverture des théâtres au motif qu’il  n’y a pas de clusters dans les salles, et c’est vrai ! Mais vous entendrez aussi les restaurateurs ou toutes les corporations revendiquer la possibilité de rouvrir, chacune à juste titre, mais au final, cela voudrait dire que le confinement peut être levé partout et que l’on ouvre tout. On peut entendre les arguments des uns et des autres dans chaque domaine, chacun défend légitimement sa chapelle. Mais dans l’intervalle, je remarque que les films se tournent et que notre art continue d’exister…   

Dans l’intervalle, vous avez aussi lancé une gamme de confitures, On ne vous savait pas si actif en cuisine. Est-ce une autre de vos passions ?  
C’est vrai. J’ai toujours adoré cuisiner, je cuisinais déjà beaucoup chez mes parents et à un moment, cela a été mon premier petit job, pour gagner un peu d’argent. J’ai fabriqué des raviolis, que je vendais à gauche et à droite, ça m’a rapporté un peu de sous alors que je voulais m’offrir des cours de pilotage. Mais au-delà de ça, ceux qui me sont proches le savent : je suis un épicurien, j’adore manger, j’aime boire du bon vin et partager ces moments avec mes amis.

Effectivement, la cuisine, j’y retourne toujours d’une manière ou d’une autre. C’est pendant le confinement que l’idée des Confinures m’est venue. Alors que j’étais assez sollicité, qu’on nous demandait en permanence de témoigner, je dois avouer que n’en avais pas trop envie. En fait, je ne voyais pas trop en quoi les artistes devaient avoir ici un avis pertinent plus que les autres, mais pour ce projet-là, j’ai eu envie de m’investir et d’apporter ma pierre à l’édifice. Les Confinures sont nées de la rencontre avec l’association Rêves de cinéma, qui veut donner accès aux films aux enfants malades, ceux qui sont en quelque sorte confinés toute l’année.

Tout a démarré très vite : le premier jour, dès que j’en ai eu l’idée, j’ai contacté Pierre Marcolini dans la foulée pour savoir s’il pouvait fabriquer des confitures pour nous. Evidemment, il en fabrique dans ses ateliers et il s’est tout de suite montré enthousiaste. J’ai ensuite contacté Carole Bouquet en lui expliquant que je voulais associer chaque pot de confiture à un artiste, si chacun voulait bien me confier une recette…

Et en trois jours, j’avais ainsi une dizaine d’artistes, des amis, des copains qui se sont prêtés au jeu. Un mois plus  tard, les Confinures existaient. Elles sont toujours disponibles, sur le site de Pierre Marcolini, mais aussi au Bon Marché à Paris et chez Dans la Forêt à Ixelles. J’en suis à la fois fier et ravi car c’est un projet qui a du sens, un initiative qui a sa place dans le contexte actuel et, par ailleurs, ce genre de projet un peu en marge de nos métiers nous permet de respirer un peu…

Vous partageriez avec nous vos adresses, vos restos préférés, à Bruxelles ? 
Il y en a plusieurs. En face chez moi, à Uccle il y a un bar à vins baptisé Tortue. En temps normal, il y a un comptoir et ils servent des petites assiettes, mais c’est surtout un repaire de vins nature dont je raffole, c’est devenu un de mes points de chute… Sinon, près de l’avenue Louise, j’aime réserver à la Meilleure Jeunesse, une adresse que j’adore parce que c’est à la fois un bar et un resto, avec une atmosphère assez unique. C’est très bon et les gens sont absolument charmants, on trouve peu d’endroits comme celui-là. J’aime aussi manger italien, chez Racines, près de la place Flagey… 

Mais si vous voulez une révélation : je suis un fou d’américain ! Avec des amis on fait des battles d’américain, des dégustations à l’aveugle avec de l’américain acheté dans différents endroits, et pour moi, le meilleur américain de Bruxelles se commande à La Moutonnerie, une boucherie dans le quartier du Parvis Saint-Pierre à Bruxelles : c’est un de mes réflexes quand on parle de bonne bouffe.  

Vous parlez de bons vins, et vous baptisez votre livre L’Ivre de Mots, cela en dit long sur votre rapport à l’écriture… 
L’écriture est une partie de moi. Quand j’étais adolescent, j’avais une forme de pudeur et m’exprimer à haute voix n’était pas chose aisée pour moi, donc j’écrivais beaucoup, déjà. C’est aussi et surtout par l’écriture qu’il m’a été permis d’amorcer une seconde vie professionnelle, quand j’ai débarqué sur Canal+ avec mes chroniques, j’ai reçu un énorme coup de projecteur, ce qui m’a permis de ré-exister dans ce métier, mais différemment, avec un autre statut. Donc c’est l’écriture qui m’a porté, toujours.
 
J’ai fait trois livres avec mes chroniques, qui se lisent plutôt comme des nouvelles, mais le dernier me touche beaucoup parce que c’est un condensé de pensées. Depuis trois ans, j’avais noté beaucoup de choses sur la vie, la mort, l’amour… Puis, j’ai tout compilé. C’est donc un livre qui me touche beaucoup, il y beaucoup de moi là-dedans, même si ce sont des phrases assez brèves. Ce sont des pensées furtives, mais ce sont des pensées « pensées »…

L’écriture est une revanche aussi : quand mon premier livre, Voyage en Absurdie, est sorti en 2013 et qu’il a remporte un succès assez fou, puisqu’il s’est vendu à 350 000 exemplaires, je l’ai vécu comme une forme de reconnaissance assez dingue ! Pour moi, qui n’ai pas beaucoup été à l’école, le fait d’avoir un bouquin, porté par une belle maison d’éditions et qui se vend dans des quantités qui dépassent nos espérances, oui, je l’ai envisagé un peu comme un diplôme et j’ai présenté ce livre à ma mère en tant que tel…  C’était un clin d’œil évidemment, parce qu’au fond de moi, je savais, même tout jeune, que je n’avais pas besoin de diplôme si je parvenais à réaliser mes rêves...  

Aviez-vous ces rêves déjà quand vous jouiez à la Ligue d’impro ?
Bien sûr ! C’est vrai que j’ai fait de l’Impro pendant six ans au début de ma carrière et cela compte énormément dans mon parcours. Ce fut révélateur pour moi car au-delà de l’école de théâtre, c’est une véritable école de vie. Cela vous apprend à écouter, parce que, dans le jeu, si on n’écoute pas l’autre, on ne peut pas raconter une histoire. Il faut rebondir : on doit être vif, regarder, répondre et créer une histoire, planter un décor en quelques secondes…

Cette discipline m’a permis d’acquérir l’esprit de répartie, cela m’a appris les associations de sens, de mots… On se découvre un imaginaire qu’on ignorait jusqu’alors. l’Impro a peut-être même été pour moi la seule école que je considère comme telle, j’ai appris beaucoup ces années-là et cela me sert encore aujourd’hui dans mille situations : que ce soit pour l’écriture, pour le jeu ou dans ma manière de vivre au quotidien. 

En est-il de même pour votre passé de coureur automobile ? 
J’y ai appris d’autre choses : entre autres, l’importance de ne jamais rien lâcher. J’y ai découvert qu’une toute petite chose peut faire toute la différence, surtout dans cette discipline ou tout se joue parfois à un dixième de seconde. Dans la course, comme sur scène, j’ai aimé être en action et aller chercher des émotions, mais ici aussi, j’ai compris l’importance de la notion de d’équipe. Parce que même si vous êtes seul derrière votre volant, vous ne pouvez pas gagner si vous n’êtes pas en osmose avec toute la team derrière.

Ici, comme sur scène, la victoire se construit avec tout le monde, c’est le concept même de ce qu’est une troupe. J’ai appris cela avec la course : avancer avec les autres. Alors que je suis plutôt un individualiste, j’ai dû apprendre à fonctionner avec les autres, par les autres et grâce aux autres… Au final, je pense que quoi qu’on fasse dans la vie, toutes les expériences qui jalonnent notre parcours nous poursuivent, c’est pour cela que c’est important de faire beaucoup de choses.

Et c’est ce que vous faites, assurément. Mais existe-t-il encore une discipline, un univers que vous souhaiteriez explorer professionnellement ? 
Non je suis bien servi pour le moment, je pense. (Il rit)