L’échappée D’OR

À Rio, elle a ébloui tout le monde de l’éclat de sa médaille et collectionne les trophéee en cette fin d’année. Découverte par le monde entier, Nafissatou Thiam a réalisé un heptathlon parfait, pulvérisant la plupart de ses records.

Par gilles bechet photos bRuno fahy et dirk waem/belga |

Rio, c’est déjà loin. La jeune athlète namuroise a eu le temps de repasser dans sa tête le film de sa formidable victoire et tout le flot d’émotions qui s’y est associé. Sous le soleil de Lanzarote (photo), elle a eu l’occasion de faire un stage de “décrassage” avec ses camarades de la délégation belge et quelques-uns des sportifs potentiels pour Tokyo. Mais Tokyo, c’est dans quatre ans et Nafissatou Thiam ne veut pas se mettre la pression, même s’il est aussi temps pour elle d’assumer son nouveau statut doré, ce qu’elle fait avec simplicité et décontraction. Sans rien changer à sa vie d’étudiante et de sportive de haut niveau, l’heptathlonienne savoure tout ce qui lui est arrivé en gardant la tête sur les épaules, l’esprit et le corps affutés comme jamais.

Êtes-vous toujours dans l’euphorie d’après-jeux ou êtes-vous passée par une sorte de baby blues ?

L’euphorie est retombée, puis j’ai pris un peu de vacances. Rio, ça fait beaucoup d’émotions d’un coup et quand ça retombe, ça fait bizarre. Et je ne parle pas uniquement de la médaille. Tout est passé si vite, à peine deux jours de compétition pour 4 ans de préparation. Et maintenant il faut tout recommencer. Ce n’est pas facile, mais c’est la même chose pour tous les sportifs. 

Vous avez ce calme et cette maturité quand vous racontez votre épreuve à Rio, ça vous vient d’où ?

C’est mon caractère, j’ai toujours été calme. Après, c’est sûr qu’il y avait la pression de la compétition, mais j’aime bien ça. Donc ce n’est pas trop tant que tu ne perds pas tes moyens. Beaucoup de gens me regardaient et espéraient. Si j’avais laissé toute cette pression sur mes épaules, ça se serait passé moins bien. Je suis toujours meilleure quand je suis calme. J’essaie de me concentrer sur une épreuve après l’autre.

Il faut se mettre dans sa bulle ?

C’est indispensable et ce n’est pas facile. Cette année, ce sera encore plus de pression, car ce n’est plus seulement la Belgique mais encore bien plus de monde qui va attendre beaucoup de ma part. Ce sera à moi de gérer cette pression nouvelle. Je ne sais pas comment ça va se passer, mais je vais faire le maximum.

Vous êtes de retour à une vie normale, ça veut dire quoi pour une sportive de haut niveau ?

Avec la médaille, ça va être plus compliqué, même si le fait de retourner à l’université me ramène les pieds sur terre. Avec toutes les demandes des médias et les sollicitations en tous genres, ces premiers mois ont été plus lourds à gérer que l’année passée, mais je pense que ça va se calmer. Pour le moment, ça va parce que je commence à peine les entraînements et ce n’est pas encore trop intensif, mais il y aura un moment où je n’aurai plus le temps de faire un truc sur le côté.

Ce nouveau statut de rôle modèle, c’est une responsabilité qui fait partie du job. Ça peut être parfois pesant ?

Si les gens veulent me prendre en modèle et pensent qu’il y a quelque chose de positif à tirer de moi, ça me fait plaisir. Mais je ne vais jamais m’interdire de faire quelque chose parce que les gens vont regarder et peut-être dire que ce n’est pas bien. Je serai toujours moi, je prendrai les décisions que je veux et je ne me mets pas en tête que je dois me conformer à un rôle et ne pas sortir des lignes parce qu’on me regarde. Je prendrai toujours les décisions qui me semblent justes.

Certains vous voient déjà comme un modèle de la multiculturalité à la belge. Alors que vous avez déjà subi des remarques imbéciles sur vos origines, comment le vivez-vous ?

Je suis belge d’origine sénégalaise. C’est ce que je suis, je ne me revendique pas différente de ce que je suis. Il y a toujours des gens qui se demandent si je représente vraiment la Belgique. Je ne fais pas tellement attention, ça a si peu d’importance. Je fais mon sport, je représente la Belgique, là où je suis née, là où j’ai grandi. Ça plaît ou ça ne plaît pas, pour moi c’est pareil. Ce sont juste des commentaires de gens qui n’ont sans doute rien d’autre à faire. Le nombre de commentaires de ce genre-là par rapport à toutes les réactions positives montre que ça ne vaut vraiment pas la peine qu’on s’y attarde.

L’ esprit de compétition, c’était inné ou ça se construit ?

J’ai toujours eu l’esprit de compétition, pas avec l’idée de battre absolument les autres, mais dans le sens où j’aime me dépasser et donner le meilleur de moi-même. Et c’est pareil à l’entraînement. En compétition, tu as toujours l’envie de faire le maximum. Après, en hepta, c’est encore différent d’une autre épreuve. Au 100 mètres haies, chacun a son couloir, tu es contre les autres, et il y a une course à gagner. Tu fais tes haies, tu es dans ton couloir, tu sais que beaucoup sont plus fortes que toi. Mais tu sais aussi que si tu bats ton record, c’est bon pour toi parce que tu prends de l’avance par rapport aux autres épreuves, même si tu as été battue. En heptathlon, c’est beaucoup plus compliqué d’être en compétition directe avec les autres. L’idée, c’est plutôt de s’aider des autres pour aller chercher des bonnes performances, et ça, ça me correspond bien. C’est ce qui s’est passé à Rio en hauteur : j’ai fait exactement la même performance que l’Anglaise Katarina Johnson-Thompson. Mon objectif n’était pas de la battre au concours de hauteur, parce que ça n’avait pas de sens. En arrivant à passer la barre, elle me donnait envie de le faire aussi, et elle me motivait pour aller plus loin et chercher plus de points pour me donner de l’avance dans la compétition globale.

C’est venu avec la pratique de l’athlétisme ou vous avez toujours eu envie de vous dépasser en toutes circonstances ?

Dans l’athlétisme ou dans le reste, quand je commence quelque chose, j’ai envie de le faire correctement. Je n’aime pas faire les choses à moitié, sinon je ne les fais pas du tout. Dans l’athlétisme, c’est comme ça aussi. Pour moi, se fixer des objectifs par rapport aux autres n’a pas vraiment de sens parce que tu ne sais pas si tu progresses ou pas, parce que les performances des autres sont elles aussi changeantes. D’une année à l’autre en championnat, on peut faire la même performance mais pas du tout le même classement. La seule manière de savoir si tu es sur la bonne route, c’est de l’évaluer par rapport à toi et tant que tu progresses, ça veut dire que ça fonctionne bien. Si tu gagnes mais qu’au final, tu régresses dans tes performances, ce n’est pas le bon chemin parce qu’il y aura un jour où tu ne gagneras plus et tu n’auras toujours pas progressé.

Qu’est-ce qui vous a amenée à l’heptathlon ?

C’est simplement parce que je me débrouillais bien dans toutes les épreuves, au saut en hauteur, au lancer, sans qu’il y en ait une où j’étais super bonne au point de ne faire que ça. J’ai toujours fait de tout, même quand j’étais plus jeune. Je n’ai pas vraiment choisi l’hepta, c’est plutôt le manque d’envie de me consacrer à une discipline en particulier.

Les athlètes de haut niveau sont de plus en plus dans l’analyse scientifique de la performance. Avez-vous l’obsession des chiffres ou peut-on encore se permettre d’être intuitif ?

On s’aide de certaines choses, mais on ne va pas dans le détail, dans le millimètre du geste. Chaque corps est tellement différent. Il y a des choses qui vont être naturelles pour l’un et pas du tout pour l’autre. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de se calquer sur une base théorique parce que chacun a ses forces dans des parties du corps différentes. Moi, j’ai un physique très différent d’autres heptathloniennes, qui sont plus petites. Si on regarde Jessica Ennis, par exemple, elle est beaucoup plus petite que moi. On n’a pas du tout le même physique, on ne va pas avoir les mêmes techniques sur les épreuves, c’est vraiment individuel.

Il faut faire attention à ne pas considérer son corps comme une machine ?

C’est clair. Ni son corps ni sa tête. On reste des êtres humains. Il y a des choses qu’on ne contrôle pas toujours. On peut s’entraîner très, très dur sans qu’il en ressorte quelque chose de positif. Parfois, les gens ne se rendent pas compte que notre corps est notre outil de travail et qu’il se casse facilement. Des fois, il se dérègle et tu ne sais pas pourquoi. La chose la plus compliquée dans le sport, c’est peut-être de comprendre la manière dont le corps fonctionne.

Et le coude qui vous avait causé des soucis à Rio, comment va-t-il ?

On travaille dessus, on fait en sorte qu’il se remette. Ça ne sert à rien de se précipiter. C’est maintenant qu’il faut prendre le temps de mettre les choses en place pour être sûr qu’en été, ce soit complètement remis. De toute façon, maintenant, c’est l’hiver et on ne lance pas. On fait de la musculation doucement, on essaie d’y aller progressivement et de la renforcer. C’est ça le plus important.

Avant la compétition, avez-vous des superstitions ?

Non, pas du tout. Je ne suis pas du tout superstitieuse. Je pense que ce n’est pas une bonne chose de tenir à un objet parce que le jour où tu ne l’as pas, c’est perdu d’avance. Il n’y a absolument rien dont j’ai besoin à part avoir le temps de bien m’échauffer.

Pourquoi avez-vous choisi des études de géographie ?

Ce sont des études qui me plaisaient et c’est assez polyvalent. J’aime beaucoup les sciences. En détaillant le programme des cours, je me suis rendu compte que tout m’intéressait et j’ai eu envie de m’inscrire. 

Avez-vous déjà une idée d’orientation professionnelle ?

Je n’ai pas encore arrêté mes choix : géomètre, climatologue, aménagement du territoire. Il y a tellement de masters différents que je ne m’en fais pas, j’y trouverai mon compte. Pour le moment, la priorité, c’est réussir à aller jusqu’au bout.

Avec tout ce qui vous est arrivé sur le plan sportif, voyez-vous votre avenir de façon différente aujourd’hui  ?

Je pense qu’on ne sait jamais. Je ne fais jamais de plan pour l’avenir en me disant : Je vais plutôt faire ça parce que dans deux ans ce sera comme ça. Dans deux ans, on ne sait pas ce qui arrivera. Si j’avais dû faire des plans il y a deux ans, jamais je n’aurais pensé que ma vie serait comme elle est aujourd’hui, je me serais probablement complètement plantée. Donc, j’essaie de prendre les meilleures décisions en me demandant ce qui ne changera pas. Avoir un diplôme ne sera jamais mauvais pour moi. Donc, je fais des études. De toute façon, aujourd’hui, l’athlétisme et l’hepta restent la priorité, mais je ne vais pas manger avec ça jusqu’à la fin de ma vie, donc autant faire des études et assurer mon avenir. Ce qui me permettra de me consacrer à un métier que j’ai vraiment envie de faire plus tard sans que je sois limitée dans mes choix.