Le champagne rosé a 200 ans

Une couleur, un goût, un nez... et le talent d’une femme sont à l’origine du tout premier champagne rosé d’assemblage connu : Veuve Clicquot Rosé. Retour sur une histoire comme seuls les grands savoir-faire peuvent en offrir.

PAR DORIAN PECK. PHOTOS D.R. |

A u nez, des fragrances de framboise, de fraise des bois, de mûre, évoluant vers des arômes de fruits secs. La bouche est fraîche, équilibrée, sapide. Un bordeaux ? Raté, c’est du champagne. Et sa couleur est rosée. C’est à la Veuve Clicquot, née Barbe Nicole Ponsardin, que l’on attribue l’invention du premier champagne rosé d’assemblage, aujourd’hui si apprécié des femmes.

C’était en 1818, et l’on célèbre officiellement cette année le bicentenaire de cet événement. Avant cette date, les bulles champenoises aimaient déjà se “roséifier”, mais selon d’autres méthodes, moins raffinées. L’une d’elles consistait à teinter le champagne à l’aide de liqueur de Fismes, une préparation à base de baies de sureau.

Dans la maison fondée en 1772, une première tentative avait même été faite en 1802 d’élaborer ce qu’il faut sans doute considérer comme l’ancêtre du rosé : un œil-de-perdrix. Ce rosé de saignée, que l’on appelait aussi “vin paillé”, s’obtenait en macérant très brièvement des raisins de Pinot noir. Le défi ? Ne retenir que des raisins parfaits, sains et mûrs. Parvenir à extraire la quintessence du fruit et des arômes du Pinot noir, sans exagérer toutefois, faute de quoi la couleur devient trop intense et l’amertume menace.

Mais c’est une femme qui résolut le problème en substituant à ces ersatz, boudés par les amateurs de champagne, l’actuelle recette du rosé. Son idée ? Ajouter du vin rouge (en moyenne 15 %) au blanc. À ce jour, aucune maison ni aucun vigneron ne s’est revendiqué d’une origine plus ancienne que 1818. La seule archive connue concernant la naissance de ce rosé se trouve dans l’un des livres de tirages de la maison Clicquot. Ce fameux grimoire dans lequel le chef de cave consigne les assemblages. Dans un de ces volumes, quelques lignes mentionnent, en 1818, le vin rouge de Bouzy utilisé pour créer un rosé. 

Unions sucrées

Celle qui n’est encore que Mademoiselle Ponsardin quand la maison Clicquot est fondée, est née en 1777. Fille du maire de Reims, un grand manufacturier qui possède des entreprises de tissage et une banque, elle est issue d’une grande famille bourgeoise déjà présente dans le milieu économique. Lorsque Barbe-Nicolas Clicquot-Ponsardin reprend, sans y être préparée, les rênes de la maison de champagne tenue par son mari François disparu en 1805, elle s’implique rapidement dans l’entreprise, la rebaptisant Maison Veuve Cliquot-Ponsardin.

Bon sang ne saurait mentir : à seulement 27 ans, elle se révèle femme d’affaires hors pair, développant les activités de la société à travers toute l’Europe. Elle participe aux réunions, déguste, donne son avis... Mais pas seulement. Elle échange avec les collaborateurs et fait des essais, raconte Isabelle Pierre, responsable du patrimoine de Veuve Clicquot, Krug et Ruinart. Avec l’âme d’un ingénieur, elle cherche à élaborer un vin qui se distingue des autres. 

Pas uniquement par sa couleur mais aussi par les saveurs. Sa devise ? “Une seule qualité, la toute première !” Grâce aux livres de tirage et aux correspondances, on apprend ainsi qu’elle entame de premières expériences de rosé avec des vins de Bourgogne. Elle explique aux vignerons qui la livrent qu’elle souhaite un vin fort en couleur et qui ne sent pas trop le bourgogne parce qu’il est destiné à être recoupé avec le champagne. Les essais ne semblent pas si concluants puisqu’elle se tourne ensuite vers les vins rouges de Bouzy, vignoble historique de la maison Clicquot.

En 1810, année où elle millésime son champagne (le plus ancien millésime connu), les vins rouges de Bouzy sont de qualité “exceptionnelle” d’après la circulaire vendange. Elle tente l’assemblage. Et trouve la bonne recette, poursuit Isabelle Pierre. Plus tard, elle met également au point la technique du remuage, le fait de tourner les bouteilles régulièrement. Un procédé encore pratiqué aujourd’hui dans la méthode champenoise. 

10% des exportations

Qui aurait pu croire que, deux siècles plus tard, un véritable engouement pour le champagne rosé allait déferler sur la planète, y compris dans des pays aussi éloignés de Reims et d’Épernay que le Japon, la Chine, l’Inde et la Malaisie ? Les premières expéditions sont destinées aux pays de langue germanique (Allemagne, Suisse, Autriche) puis, ponctuellement, à la Grande-Bretagne et l’Italie. Au départ, c’était un produit de niche. Son élaboration sera plus régulière à la fin du XIXe siècle, explique Isabelle Pierre. Mais jusqu’à la fin du XXe siècle, il ne représentait pas un marché énorme, juste un petit bijou supplémentaire dans la gamme des champagnes. C’est donc particulièrement depuis une dizaine d’années que la tendance pour le rosé se fait sentir. 

Les statistiques nous apprennent que ses exportations sont passées de 800 000 bouteilles en 1989 à 15,4 millions en 2016, soit près de 10 % du marché international. Chez Clicquot, on a évidemment suivi voire activé le mouvement. Après avoir par exemple longtemps concentré l’attention du rosé sur le millésime, la maison a relancé en 2006 un non millésimé avec un joli succès. Deux cents ans après l’innovation de Madame Clicquot, que personne ne conteste à ce jour, le champagne rosé d’assemblage représente 8 % des volumes de vente de la maison, soit près d’une bouteille sur dix. Plus qu’un engouement, une petite déferlante de fraîcheur. 

Comment est-il produit ?

La Champagne est la seule région de France à pouvoir élaborer un rosé d’assemblage, à savoir ici un mélange de jus blanc de chardonnay et de rouge de Pinot noir. Mais pour produire un grand rosé, il faut disposer d’un grand blanc et d’un grand rouge. Aujourd’hui nous élaborons notre propre vin rouge dans nos cuves de macération de Bouzy Clos Colin, parcelle historique de la maison, explique Dominique Demarville, chef de caves Veuve Clicquot. Nous avons dédié trente hectares de parcelles patrimoniales dans les grands crus de la montagne de Reims, Bouzy, Ambonnay, Verzy, Verzenay, sans oublier Aÿ, une appellation très importante pour nous. Nous voulons être proches de nos terroirs, de nos vignes. 10 % du vignoble servent à la filière rouge, dont chaque parcelle bénéficie de sa vinification particulière.

On laisse le temps aux vins rouges de mûrir dans des petites cuves individuelles, cela permet de travailler dans la dentelle. À ce jour, Veuve Clicquot associe 50 à 60 crus différents. La cuvée s’appuie sur l’assemblage traditionnel de Veuve Clicquot Brut Carte Jaune comprenant des vins de réserve provenant de plusieurs récoltes. Les plus âgés sont conservés par cru, cépages et année. 12 à 13 % de rouge complètent l’assemblage. Leur jus est intégré, selon leur qualité, au rosé sans année, aux millésimés ou à la Grande Dame. Le vin est ensuite mis en bouteille et conservé trois ans en caves. Au final, un flacon qui tient toutes ses promesses. Fruité, frais et très léger. 

Que manger avec du rosé ?

Par sa couleur, on imagine le champagne rosé réservé aux apéros et aux desserts. Disons-le franco, c’est évidemment une erreur. On l’a compris, ”rosé” ne signifie pas forcément ”plus sucré ” – rien à voir avec un kir royal. Il est donc certes parfait accompagné d’amuse-bouche tel un saumon ou un petit pata negra, mais peut-être moins pertinent pour un dessert trop sucré. Ou comment casser un préjugé...

Réservez-le par contre pour des recettes qui aiment combiner fruits rouges et acidité, genre crumble fraise-rhubarbe. Et pour le plat principal ? En fait, comme son grand frère blanc, le rosé fonctionne avec une infinité de préparations. Il peut même, lui aussi, vous accompagner durant tout le repas. Certains en raffolent avec des saveurs plutôt d’Orient ou du Maghreb, d’autres avec du poisson cru ou mariné, voire avec de la bonne volaille braisée, une épaule d’agneau confite ou une côte de bœuf maturée...

Combien le payer ?

Pour célébrer les 200 ans de son rosé, Veuve Clicquot sort une série limitée en forme de gâteau d’anniversaire. Un coffret composé de pots de peinture se transformant en seau à glace, contenant une bouteille de rosé bien sûr. Les ”pots de peinture” évoquent l’importance de la couleur dans l’art de l’assemblage. Le Gâteau complète ainsi une collection très riche. Chez les cavistes, vous trouverez facilement le Rosé sans année (± 40 € ), le Rosé millésimé (75 €) et la Grande Dame, cuvée emblématique de la maison (150 €). La Collection privée Rosé, quant à elle, propose des rosés de 1978, 1989 ou 1990. Réservés aux happy few.