Les magasins Wolfers : écrin historique, bijoux uniques

Qui dit Wolfers pense joaillier de luxe, boulevard de Waterloo à Bruxelles. C’est oublier ses anciens magasins, conçus par Victor Horta, dont les intérieurs totalement restaurés seront bientôt visibles aux musées du Cinquantenaire. Objet de l’expo inaugurale : une magnifique collection de bijoux d’époque, la plupart signés Wolfers bien sûr.

Par Isabelle Plumhans. Photos Lydie Nesvadba. |

Avec l’ouverture de l’exposition consacrée aux magasins Wolfers au Cinquantenaire, c’est une partie du patrimoine belge qui renaît, un morceau de notre Histoire qui retrouve sa juste place. Mais c’est aussi la mise en avant d’une Maison exceptionnelle, par ses créations et son parcours. Installé aujourd’hui porte de Namur, le joaillier Wolfers peut en en effet se targuer d’être un des plus anciens et prestigieux orfèvres d’Europe, et sa trajectoire rejoint peu ou prou celle de notre pays.

Nous sommes en 1812. La famille Wolfers quitte l’Allemagne et arrive à Bruxelles – le mouvement est fréquent à l’époque : la Belgique qui s’industrialise est un pôle d’attraction majeur. Louis Wolfers, le patriarche, exerce à Bruxelles son activité d’orfèvre dans l’argenterie. À l’époque, il possède une usine mais sans point de vente. Quand ses fils rejoignent l’affaire, ils changent la donne et ouvrent notamment une boutique, galerie de la Reine. L’entreprise opère pourtant son réel tournant en 1897, sous l’impulsion d’Albert, neveu qui revient des États-Unis. Á la manière des Américains, il structure l’entreprise en attribuant à chaque dirigeant un champ de responsabilités.

À l’artiste Philippe la création, à Max le bavard la communication, au technicien Robert l’acquisition des machines. Et à Albert, le neveu au nez fin, le devoir de chapeauter le tout. Une organisation qui dopera le succès de la société, rebaptisée pour l’occasion Wolfers Frères, asseyant rapidement sa réputation de maison de luxe tant en Belgique qu’à l’étranger. Début 1900, Wolfers possède encore son magasin au coin de la rue de la Montagne et de la rue de Loxum, à quelques pas des galeries royales Saint Hubert nous explique Werner Adriaenssens, conservateur aux Musées royaux d’Art et d’Histoire et bible vivante de l’histoire de la Maison Wolfers. L’entreprise est ensuite expropriée à cause des projets de construction de la jonction Nord-Midi. Il faut donc déménager.

Mais pas n’importe où. Parce qu’à l’époque, les clients de la bijouterie sont de riches propriétaires du haut de la ville. Et leur quotidien est bien balisé : ils déposent Madame dans les Galeries royales, couvertes et payantes à l’époque, puis rejoignent la Bourse. Si les affaires ont été bonnes, ils en profitent pour passer à la boutique acheter un “petit” bijou à Madame. Le choix se porte donc sur la rue d’Arenberg, située un peu plus bas que l’adresse précédente. Magasin au rez-de-chaussée, ateliers, bureaux et salons réservés à la clientèle de prestige aux étages : le lieu est à l’image de l’entreprise, luxueux et imposant. 

D’autant que l’envergure de la Maison justifie de faire appel à un architecte majeur et reconnu déjà internationalement : Victor Horta. Mais si Horta réalise à l’époque des maisons sur mesure pour ses clients, il les dessine surtout à ses mesures à lui, souligne Werner Adriaenssens. Ce qui ne sera pas le cas avec Philippe Wolfers, qui savait très bien ce qu’il voulait. Horta préférait par exemple une entrée laissant un espace vide en milieu de magasin, alors que Wolfers souhaitait y placer son atelier. Conséquences : Horta se pliera aux désidératas de son client… mais refusera de signer les plans intérieurs de la boutique.

Unique intérieur préservé

À son ouverture, en 1909, le magasin se divise en deux parties. Une première réservée aux grossistes (les succursales commencent à s’ouvrir partout à l’étranger), et une seconde aux particuliers. Mais l’entrée est commune, à l’instar des détails, plus raffinés les uns que les autres. L’aménagement intérieur est en effet un véritable travail… d’orfèvre. 

Les bois sont précieux et l’acajou roux des comptoirs et des vitrines réchauffe la luxueuse atmosphère. Les tiroirs sont numérotés de cercles d’ivoire incrustés d’ébène. Les murs sont tendus de soie violette à laquelle répond classieusement le velours vert profond du fond des vitrines. L’histoire de la Maison se poursuit dans ce joyau d’architecture Art Nouveau jusque dans les années 70. Mais les habitudes changent peu à peu, le visage du centre de Bruxelles également… En 1973, Wolfers déménage à nouveau.

La Kredietbank rachète le bâtiment – elle y est toujours, au numéro 11. Et les héritiers de la vénérable Maison, conscients de la richesse de son contenu, le cèdent aux Musées royaux d’Art et d’Histoire. Depuis toujours, Wolfers entretient en effet de très bonnes relations avec cette institution – le patriarche a notamment fait longtemps partie de son comité d’acquisition. Et ce don n’a pas de prix : il s’agit de l’unique (et le plus luxueux, selon Werner Adriaenssens) intérieur de boutique conçu par Horta qui a résisté au temps. Les autres (Grand Bazar, Innovation…) ont tous disparu.

À l’époque, le musée stocke une partie du décor dans les caves, et une autre dans une pièce carrée au milieu de ses collections. Pour la mise en valeur, on repassera. Aujourd’hui, dans une volonté de dynamisation des lieux, l’intérieur des magasins est en cours de remontage dans une salle aux volumes proches de ceux du magasin d’origine. L’entreprise est colossale. Elle a nécessité dans un premier temps de démanteler pièce par pièce tout l’ensemble. Lequel ne possède pas de plan de montage : il a donc fallu minutieusement tout répertorier et étiqueter. Ce travail titanesque a duré huit semaines. 

Barbara Van Der Wee, architecte spécialisée dans le travail sur les œuvres d’Horta, a été désignée pour présider à la renaissance de ce joyau architectural. C’est elle, avec l’aide de Werner Adriaenssens, qui a notamment établi le cahier des charges des travaux. Il a d’abord fallu faire correspondre le plus parfaitement possible les dimensions de la salle choisie avec celles de l’ancien magasin. Cet espace, fermé depuis plus de quinze ans, a donc aussi profité d’une rénovation réalisée par la régie des Bâtiments. Pour reproduire au plus près le magasin, Van Der Wee et Adriaenssens se sont basés sur une photo d’époque, un reportage photo de l’Institut royal du Patrimoine Artistique des années septante et le témoignage de la propre petite-fille de Philippe Wolfers.

Ecrin délicat

La minutie de la rénovation est impressionnante. La couleur des murs – un violet particulier — a par exemple pu être reproduite grâce à un bout de tissu retrouvé derrière une porte de l’actuel bâtiment. Tissu qui, exceptionnellement, a conservé sa teinte d’origine parce que protégé de la lumière par le chambranle. Aujourd’hui, huit personnes travaillent encore à la restauration délicate des meubles de l’ensemble, entre peintures, soudure, assemblage… Certaines pièces qui ont été cassées ont été reconstruites, mais les entreprises actives dans ce genre d’artisanat de haut vol sont rares. La vitrine biseautée située à droite de l’entrée a par exemple été commandée au seul vitrier qui pouvait reproduire sa courbe originelle. Quand notre entrepreneur a reçu le devis — 5000 € — il a immédiatement fait placer une protection sur la vitrine de gauche ! sourit Werner Adriaenssens.

Cette rénovation a toutefois deux buts. Il s’agit d’abord de proposer un écrin de choix à l’exposition temporaire qui présentera, entre autres, les sublimes bijoux créés par Philippe Wolfers. Le public aura vraiment l’impression de pénétrer dans le magasin du début de siècle explique le conservateur. Il y découvrira donc les bijoux d’époque, acquis par les Musées grâce au soutien de la Fondation Roi Baudouin. Des pièces qui sont de véritables œuvres d’art : peignes à cheveux, tiares, bracelets travaillés, boucles de ceinture dont la préciosité tient moins dans l’utilisation des matériaux — pas ou peu de pierres précieuses — que dans la finesse du travail. Ces bijoux pouvaient à l’époque coûter jusqu’à 200 000 francs, soit plus de deux cents fois le salaire annuel d’un fonctionnaire) !

Des pièces poinçonnées “PW, exemplaire unique” et qui, dans l’exposition, seront accompagnées de certains des croquis qui ont procédé à leur réalisation. Mais après l’expo, ce magasin reconstitué à l’identique ne sera évidemment pas démonter. Il a en effet pour vocation de demeurer écrin de luxe pour les collections parfois oubliées des Musées royaux d’Art et d’Histoire. Ou quand la rencontre d’autrefois entre un joaillier de luxe et un architecte d’exception redonne à la Belgique, un siècle plus tard, un peu de son prestige d’antan. 

Exposition Wolfers Frères, du 29/11 au 30/12,  www.kmkg-mrah.bewww.wolfers.be