Qui est Pol Quadens, le cow-boy du design belge ?

À 61 ans, celui qui se définit comme un play-boy repenti est surtout l’un des grands noms du design belge. Rencontre avec un anticonformiste mais aussi une personnalité attachante, presque malgré lui.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. SAUF MENTIONS CONTRAIRES. |

Pol Quadens nous reçoit un après-midi d’octobre dans la galerie de l’architecte Caroline Notte, à Uccle. Une sublime maison signée Louis Herman de Koninck, qui sert d’écrin, entre autres, aux nouvelles pièces de ce créateur inqualifiable. Inqualifiable car rebelle, mais tellement passionné qu’on peut vite percevoir, derrière son apparente austérité, l’âme d’un farceur, mais surtout d’un homme désireux de partager sa passion pour la sculpture avec le plus grand nombre. À l’occasion de l’exposition qui lui est dédiée, à voir jusqu’à la fin de l’année, nous avons échangé avec un artiste en pleine réflexion sur le nouveau visage qu’il va donner à son travail. L’occasion également de découvrir une nouvelle version de la bibliothèque Infinity, présentée pour la première fois à la Brafa en 2017, le Cave Bench, à mi-chemin entre un banc et une caverne préhistorique, ou encore, une version du Flint, conçu pour être installé dans le lobby du Ritz Plaza à Miami, mais finalement privé de sortie pour cause de pandémie. Sans oublier, caché au fond du jardin, le Lockdown Bench, fruit du travail de l’artiste au début du premier confinement.

Art et design. On oppose souvent les deux. Vous, vous les réconciliez...

Mon travail se situe, par essence, à la croisée des chemins. Prenez ce vase (il montre un objet- sculpture en inox posé sur l’une de ses consoles en Corian, mais qui semble en lévitation). Je l’ai conçu pour qu’il tourne sur lui-même comme une toupie...

Il dégage beaucoup d’humour, ce vase. Nous en avons besoin en ce moment, non ?

J’ai toujours invité l’humour dans mon travail. Dans les années 2000, nous le faisions tous : Philippe Starck, Tom Dixon, Ron Arad... Nous cherchions le petit truc qui allait attirer l’œil. À l’époque, le design était fun. D’un point de vue créatif et commercial, tout était très facile. Aujourd’hui, on pourrait penser que l’humour n’a plus sa place dans la création. Quand on traverse des périodes plus difficiles, je pense, au contraire, que les designers ont le devoir de mettre leur énergie et leur force dans la création de pièces rafraîchissantes et joyeuses. L’humour me permet, d’une certaine manière, de me réconcilier avec le passé. À force de collectionner des expériences très différentes, je chemine vers ce que le philosophe Hegel appelle “Le Retour à Soi” : le moment de sa vie, où l’on se sent enfin en accord avec soi-même.

Vous avez en effet expérimenté une foule de matières, de techniques et de registres au cours de votre carrière...

Quand j’ai commencé, j’étais juste jeune et con. Je me suis positionné comme un designer/homme d’affaires. Pendant dix ans, je dessinais des pièces que je faisais réaliser en usine. Mais avant tout ça, j’ai exercé le métier de carrossier. Cette expérience m’a permis d’en apprendre davantage sur les matériaux, mais je ressentais un manque. J’avais besoin d’associer ma pratique manuelle à une réflexion plus intellectuelle.

Votre réflexion est intellectuelle, voire philosophique, mais vous n’êtes pas du tout obsédé par les titres...

Je n’ai jamais pris la fonction de designer au sérieux. La chaise que j’ai réalisée pour cette exposition ne repose sur aucune dimension standard. Le confort, je m’en fiche. Cette assise est une réaction à un désir de séduction qui a été le mien à un stade antérieur de ma carrière. Pour moi, la création est une révolte, une manière de marquer mon désaccord par rapport à l’art, à l’éducation et au principe même de fonctionnalité dans le design.

Pour Pol Quadens, l’humour a sa place dans le design et les créateurs se doivent de mettre leur énergie et leur force dans des pièces rafraîchissantes et joyeuses.

C’est pourtant l’un des fondements du design, ce principe de fonctionnalité, non ?

Ah bon, vous trouvez ? La fonction naît d’un rapport éducationnel à l’objet. Or, ce principe est différent dans toutes les cultures. Donc, puisque c’est culturel, j’en fais ce que je veux.

Selon vous, l’idée même d’une “matière qui vieillit bien” est culturelle...

Absolument. C’est la raison pour laquelle je me suis passionné, pendant six longues années, pour l’acier inoxydable poli ; ce que j’appelle mon matériau “degré zéro”. Pour moi, il est semblable au verre dans le sens où il vous oblige à faire face à votre reflet. C’est un miroir du monde qui se différencie des surfaces qui se patinent et évoluent avec le temps. Quand il est intégré à un jardin, il reflète les arbres et finit par se confondre avec le décor. Quoi qu’on fasse, l’inox ne change pas.

Vous, en revanche, vous avez changé. Que reste-t-il du Pol Quadens, créateur d’un soulier devenu culte, porté, entre autres, par Madonna ?

J’étais un séducteur, obsédé par la beauté des femmes. Aujourd’hui, ça m’est passé. J’ai repris le contrôle de mes émotions (il sourit). À une époque, j’ai travaillé dans une usine de Lokeren spécialisée dans la fibre de carbone. Je voulais apprendre à travailler ce matériau. C’est là que j’ai eu l’idée de créer un escarpin sans talon en fibre de carbone. Le succès a été immédiat. Nous en avons vendu plus de 4 000 paires dans des boutiques à Milan et à Londres. J’avais débarqué dans un milieu étrange – celui de la mode – dont je n’avais pas les codes. D’emblée, j’ai détesté cette frénésie de nouveautés étroitement liée au secteur de l’accessoire. Moi qui, dans un geste philosophique et une recherche d’épure, avais enlevé le talon du soulier, je me suis senti pris au piège d’une société de consommation qui m’écœurait.

Même vos plus grands succès semblent improvisés...

J’aime raconter le succès inattendu de mon étagère à CD. C’était en 1987. À l’époque, peu de gens possédaient un lecteur CD. Sauf ma petite amie du moment, en avance sur son temps, sans doute. C’est elle qui m’a inspiré cette pièce ; le début de mon aventure dans le monde du design. J’étais entré chez Ligne, la boutique de la Galerie de la Reine, pour présenter mon étagère au propriétaire. Il n’en voulait pas. Je lui ai proposé de la montrer tout de même en vitrine du magasin. Il a accepté. En sortant, je suis allé boire un café avec un ami. Quand je suis repassé devant l’enseigne quelques minutes plus tard, il l’avait vendue.

Vos nombreux succès ne vous ont pas empêché de changer plusieurs fois de disque. Ça ne vous a jamais fait peur ?

À tous les stades de ma carrière, j’ai eu la chance de capter l’attention du public. Ça ne veut pas dire que j’ai cherché la facilité, au contraire. Quand j’ai imaginé le Lockdown Bench, au début du confinement, je n’ai répondu à aucune commande. Quand l’une de mes pièces n’est pas vendue tout de suite, ça ne me pose aucun problème. Certaines restent un an ou deux dans mon atelier. Je vis avec elles... Les autres sont chez des collectionneurs. Comme 16 Stones, un empilement de galets en acier qui fait référence aux monticules construits à l’époque paléolithique. À l’origine, elles évoquaient des figures humaines. Pour moi, c’est une manière de montrer à notre génération ce que l’homme faisait à cette époque. Pourquoi devrait-on forcément tout réinventer ?

Vous vivez et travaillez dans un lieu qui témoigne, lui aussi, de votre anticonformisme.

Oui, il s’agit d’une ancienne église des années 20, avec des plafonds de six mètres de haut. Je suis un cow-boy de l’art. J’ai toujours aimé vivre là où je travaillais. Mon travail est lié aux principes de pièces uniques, d’expérimentation et au contact direct avec la matière. J’ai un rapport très physique avec mes sculptures. En 2014, quand je suis revenu à l’acier, c’était avant tout un clin d’œil à mes débuts, quand je réparais des voitures.

Les dernières pièces de Pol Quadens sont à voir, jusqu’à la fin du mois de décembre, chez Caroline Notte, 105 avenue Fond’Roy, 1180 Uccle. carolinenotte.com – polquadens.com

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