Voyage en pirogue à Tahiti

Chaque année, les meilleurs équipages de pirogue polynésienne s’affrontent dans une course titanesque autour de Tahiti : la Hawaiki Nui Va’a. Un événement majeur ancré dans la culture locale, que les Polynésiens ne rateraient pour rien au monde. Et pour les visiteurs, une autre façon de découvrir le paradis… sur mer.

Texte et photos Philippe Berkenbaum. |

C’est un dôme reconnaissable entre tous qui surplombe la ligne d’horizon. Un immense rocher vert à deux pointes, une double montagne de pierre envahie de végétation luxuriante. À ses pieds, s’étale un immense lagon turquoise à se noyer de volupté… C’est Bora-Bora, la perle des îles de la Société, l’archipel le plus couru de la Polynésie française.

Pour l’heure, ce lagon bleu, je l’aperçois à peine, vu la taille des déferlantes qui m’en séparent. Elles s’écrasent inlassablement sur la barrière de corail qui le ceint, dans une gerbe d’écume de fin du monde. Je navigue au large, dans une frêle barque à moteur. Émergeant soudain de la houle, surfant littéralement sur les vagues pour profiter de leur énergie, un va’a effilé trace vigoureusement sa route. Bientôt suivi d’un autre, puis d’un troisième, aux couleurs bariolées. Ce sont des pirogues à balancier typiques des îles du Pacifique sud.

Engagées, pour le coup, dans un challenge titanesque : la Hawaiki Nui Va’a est la course de pirogue la plus difficile au monde. La plus longue, la plus exigeante. En force brute comme en intelligence tactique. Elle consiste à relier quatre îles en trois jours, sans changement d’équipage, sur un parcours total de 128 km partagé entre les lagons et la haute mer, résume Manoa Estall qui m’accompagne pour suivre l’épreuve de l’intérieur, en collant au plus près ces rameurs de l’extrême. C’est l’événement sportif et culturel le plus important de Polynésie. Toutes proportions gardées, pour les Polynésiens, c’est un peu l’équivalent du Tour de France.

À chaque village son équipe

Ici, le va’a est le sport national. Sur chaque île, chaque village a son équipe et les compétitions sont nombreuses, tout au long de l’année. La Hawaiki Nui, c’est l’apothéose, la mère de toutes les courses, confie un coureur exténué à l’arrivée d’une étape. C’est une fierté pour ma communauté d’y participer, même si nous n’avons aucune chance de gagner. Les meilleurs, eux, ont les moyens de s’entraîner. Née voici 25 ans sous sa forme actuelle, la compétition mélange les équipages amateurs et professionnels, six coureurs par bateau, les uns en bois, à l’ancienne, les autres en fibre de carbone.

Sponsorisés par de grandes marques, les pros s’entraînent toute l’année pour décrocher le podium. Leurs rameurs sont des dieux, aux salaires conséquents et dont la cote est à l’avenant sur le mercato national. Les autres sont là pour le plaisir et l’honneur du village. Ils sont logés dans des églises ou des salles paroissiales, ne gagnent que de la sueur et des larmes et font la fête dès qu’ils sont hors de l’eau. Mais pas trop tard, il faut en garder sous la rame, sourit notre interlocuteur. Ceux qui ont la chance de ramener la victoire à leur île sont fêtés pendant un an. Qu’ils soient barreur, capitaine, rameur ou… “écopeur”, puisqu’il faut aussi évacuer l’eau embarquée pendant la course. C’est un événement qui s’internationalise. On compte une quinzaine d’équipages mixtes ou étrangers cette année, venus du Pacifique, d’Amérique latine, du Japon et d’Europe, confie Kaha Brown, membre du comité organisateur.

Pas encore de Belges à ma connaissance, mais je suis sûre que cela viendra, je pense qu’il y a d’excellents rameurs chez vous, même s’il s’agit d’autres techniques. Deux champions médaillés olympiques d’aviron à Rio ont d’ailleurs participé à l’épreuve 2016, début novembre. L’un néo-zélandais, l’autre français. Ce sont deux sports très différents, mais ils appartiennent à la même famille, confirme Eric. Les Polynésiens voudraient développer l’aviron ici, tandis que le va’a commence à faire des émules en Europe, ajoute Jérémie. Une dizaine de clubs en France, un premier pressenti à la côte belge… Un championnat a même été organisé à Knokke. Et en 2014, un équipage a pour la première fois traversé la Manche en va’a, sur 138 km entre Weymouth et Cherbourg.

Rodéo marin

Le jour du départ, Huahine est en effervescence. C’est de cette petite île émergeant à 175 km au nord-ouest de Tahiti que s’élance chaque année, début novembre, la centaine d’équipages engagés dans la totalité de l’épreuve (une course réduite est réservée aux femmes, aux juniors et aux vétérans, en lagon, le deuxième jour de la compétition). Nous sommes au cœur de la flottille de centaines d’embarcations en tous genres qui escortent les pirogues tout au long du trajet, chacune supportant bruyamment ses favoris. Musique à pleins tubes, vahinés en (très) petite tenue, alcool à flots, c’est parti pour trois jours de rodéo marin.

Dans le ciel tournoient les hélicos des télés locales, que tout le monde regarde. Les rameurs ne se laissent pas distraire : ils surfent sur les vagues assez porteuses pour leur donner l’avantage. Chaque pirogue suit sa voie et bientôt, le front de la course s’étale sur plusieurs kilomètres. Il faudra en parcourir 45 pour la première étape jusqu’à Raiatea, l’île sacrée. En soi, c’est déjà un exploit. Le lendemain, la seconde étape rallie Taha’a, qui partage le même lagon que Raiatea. Cette fois, pas de vagues pour porter les pirogues, seule compte la force des rameurs sur 26 km.

La course longe l’île paradisiaque, où des centaines de supporters massés sur le rivage acclament leurs héros. Qui ne sont pas au bout de leurs peines : le dernier tronçon est de loin le plus dur. Le troisième jour, il reste 58 km jusqu’à l’arrivée, une plage de rêve au cœur du lagon de Bora-Bora, après avoir franchi la seule passe qui traverse la barrière de corail. Elle est infestée de requins, mais nul ne s’en soucie. Ils sont inoffensifs. À Bora-Bora, dont les eaux turquoise sont exceptionnellement noires de monde, c’est jour de fête, qui s’achèvera tard dans la nuit.

Des centaines de Polynésiens mêlés à autant de touristes ont passé une partie de la journée sur ou dans l’eau peu profonde pour suivre la course au plus près. Et toucher du doigt les valeureux concurrents. Les vainqueurs de l’édition 2016, aux couleurs d’Electricité de Tahiti (EDT), en sont à leur troisième victoire consécutive, qui leur vaut la remise par le maire de l’île du “trophée perpétuel”, la récompense ultime. Leur coach sera fait chevalier de l’ordre de Tahiti par le chef du gouvernement. Plus aucun doute : il s’agit bien de l’événement de l’année.