Au coeur des ateliers de tailleurs de bicyclettes

Le vélo, comme la voiture, aime jouer avec le luxe et l’exception. Du cadre à la fourche, l’offre se personnalise allant jusqu’à proposer des cycles taillés “sur mesure”, à la manière des plus grands couturiers. Rencontres.

TEXTE ET PHOTOS : DORIAN PECK. |

Il est midi, en ce jour d’été, mais à Pittem, la ligne d’assemblage continue à tourner. Dans cette bourgade de 7000 âmes perdue entre Bruges et Gand, la saison du vélo se prépare activement. Au milieu des champs, un atelier à l’éclairage grésillant. Et en son sein, une poignée d’hommes qui chauffent le fer et brasent l’acier “à l’ancienne”. Ici, le temps semble s’être arrêté au milieu des années 1930. Seule la radio en fond sonore et le crissement acide d’une scie à métaux nous maintiennent au siècle présent. Le reste – les tubes d’acier, les outils et même la technique – appartient au passé. L’usine est une véritable malle aux trésors de machines anciennes, une leçon vivante d’histoire du cyclisme. Et un des derniers ateliers belges où l’on fabrique encore des vélos à la main.

L’histoire commence dans la petite ville flamande de Zwevezele, près d’Ostende. Après la Seconde Guerre mondiale, Achiel Oosterlinck, qui tient une petite boutique de vélos, commence à fabriquer ses propres cadres. Le succès est fulgurant. Les commandes se multiplient. Pendant des années, Achiel fournira de grandes marques néerlandaises. Jusqu’à ce que le mur de Berlin, puis la grande muraille de Chine, tombent et que les commanditaires aillent voir derrière, “parce que c’est moins cher”. L’atelier de Pittem a plusieurs fois frôlé la disparition. Le vieil Achiel, lui, a éteint son chalumeau pour de bon. Mais la famille Oosterlinck résiste. Sa seule issue : fuir la production de masse et viser l’ultrapersonnalisation.

Dans leur recherche de la bicyclette idéale, Jan, le père, et ses fils Peter et Tom, remarquent que les engins de série ne correspondent pas aux caractéristiques anatomiques des individus. À l’ère de l’obsolescence programmée, il serait donc possible, pensent-ils, de construire de nouveaux vélos de la même qualité que les modèles plus anciens, mais avec les meilleurs composants du moment. À une époque de standardisation à tout-va, affirment-ils, c’est au client de reprendre le contrôle pour que le vélo lui ressemble le mieux. Exit la sous-traitance. Désormais, chaque vélo sera fabriqué sur commande et “sur mesure”. Sous le nom d’Achielle, en hommage au grand-père et au célèbre talon.

Le pari d’Achielle, c’est un rêve conjuguant exclusivité absolue, personnalisation et intelligence de la main. Si en mode, le principe¬n’est pas nouveau et évoque d’emblée le “tailor-made”, en cyclisme, le sur-mesure est une autre histoire… D’ordinaire, ce concept est destiné aux coureurs et à la performance sportive, explique Peter Oosterlinck. Pour nous, au contraire, c’est sur la route de tous les jours que la relation de la personne à son corps et à son vélo est importante. Plus importante que l’exploit en tout cas.

La particularité d’Achielle, c’est que le client est systématiquement intégré au processus. En boutique ou directement via le site web du fabricant. À partir de quelques modèles de base, il est possible d’équiper le vélo des accessoires de son choix : garde-boue, porte-bagages, poignées en cuir, sonnette en cuivre, guidon en bois… Nous devons la plupart des améliorations à nos clients. Ils nous font part de leurs envies, on teste, et à force d’essayer, on ne garde que les meilleurs ingrédients. Et si, après dix ans d’utilisation, vous souhaitez changer de couleur, il suffit de rapporter le vélo dans nos ateliers. Nous pouvons entièrement le reconditionner.

L’Achielle est un “design classic”, un objet manufacturé intemporel. Au cœur de cette élégance sur deux roues : un mix entre conformisme et excentricité, pimenté d’un fort accent local et d’une paradoxale capacité à innover, malgré la tradition. Ainsi, du vélo de ville haut de gamme au long modèle cargo, les cycles Achielle jouent volontiers la carte du rétro modernisé. À part la selle, les vitesses et les pneus, on fabrique tout à Pittem. Même le design se décide à l’instinct, plutôt que sur ordinateur, confie Peter.

Je me réveille avec un vélo dans la tête et je m’endors avec le même vélo, mais bien réel cette fois, posé à côté du lit. Le lendemain, on peaufine les détails en famille… Malgré l’explosion de la demande, Achielle limite sa production à 2500 pièces par an. Mais la qualité a son prix. Notre modèle d’entrée de gamme est un bon vélo urbain pour environ 750 €, déclare Jan. Pour la moitié du prix, vous pouvez trouver un vélo ‘made in Taïwan’ dans un supermarché, mais disons-le franchement : il n’est pas fait pour durer.

Moderne acier

Mais à quoi bon se faire fabriquer un cadre sur mesure ? Caprice de riche ? On n’imagine pas le nombre de gens qui déforment leur corps parce que l’engin n’est pas adapté à leur morphologie ou leur façon de s’en servir. Les gens achètent des vélos en carbone parce que c’est ce qu’utilisent les coureurs, mais ces vélos ne sont pas adaptés à la ville…, explique Nicolas Noblet, patron de Noble Cycles. Ce dernier fondeur de Wallonie est un peu le luthier du cycle, avec une petite production de trois vélos par mois, mais un nom connu au Japon, aux États-Unis.

Sa matière de base : des tubes d’acier, qu’il brase à l’argent. L’acier se travaille et surtout vieillit très bien. Et contrairement aux idées reçues, c’est tout à fait moderne. Les alliages ont évolué. Un vélo en carbone sophistiqué pèse 7kg, alors que j’en construis en métal de 8kg. La différence n’est donc pas significative. Mais le métal est plus souple, plus confortable, plus durable et plus nerveux… De plus, les vélos en carbone sont proposés dans des tailles standard, comme les vêtements : small, medium, large et extra-large. Ça marche peut-être pour les vêtements, mais pas pour un vélo.

Dans son atelier d’Habay-la-Neuve, cet ex-informaticien formé par Richard Sachs, un des papes de la discipline, crée des vélos de tous types, avec une approche quasi médicale. Ici, on part du cycliste, pas du vélo. Sa géométrie doit correspondre à l’utilisation qui en est faite, à la taille du propriétaire. L’épaisseur des tubes, le nombre de vitesses souhaitées… Tout est conçu d’après la morphologie du client et de ses besoins. Nicolas Noblet travaille d’ailleurs avec un kiné pour bien étudier l’incidence de tous les paramètres. Angle de direction, empattement, hauteur du boîtier de pédalier : il suffit de quelques modifications pour changer le comportement de la bicyclette. Et à partir de là, donner naissance à un vélo inédit, au design unique. Une véritable œuvre d’art.

Pour cet artisan wallon, comme pour ses rares alter ego flamands, la conception d’un modèle est un vrai projet, une longue collaboration entre l’acheteur et le fabricant. Chaque vélo est une nouvelle aventure. On part toujours d’une feuille blanche pour finaliser les détails à la main, confirme Diel Vaneenooghe, quatrième génération d’“artisans cadreurs” chez Jaegher, fabricant de cycles à Ruiselede, en Flandre occidentale.

Cela commence par la prise d’une dizaine de mesures, se poursuit par le choix du cadre, sa taille, son profilé, ses couleurs. C’est comme pour un costume sur mesure. Tout est possible. Un client nous a même commandé un vélo serti de diamants.

Loin des standards industriels

Le vélo en libre-service a redonné aux Belges le goût de pédaler. Mais pas de se fondre dans la masse. À la liberté retrouvée du mouvement, les nouveaux cyclistes ajoutent désormais la liberté d’expression. Longtemps, les gens ont cru que plus il y avait de vitesses et de technologie sur un vélo, plus il était performant. Mais les gens sont fatigués du “tout carbone” et des modèles bling-bling, parce qu’ils n’ont plus rien d’authentique, explique Nouna Ismael, gérant de la boutique Bikkenek, dans les Marolles à Bruxelles, entièrement dédiée au vélo personnalisable. Aujourd’hui, les gens veulent de plus en plus un vélo qui leur ressemble. Nous essayons juste de transformer cette envie en réalité, explique Nouna. Si la technicité de la construction reste importante, l’élément esthétique est, pour cette clientèle, crucial. Avant, les gens utilisaient leur voiture comme vitrine de leur statut social ; aujourd’hui, en ville, c’est le vélo qui joue ce rôle. L’objet désigne un mode de vie et une image, résume Nouna. Au point que le vélo “sur mesure” est devenu un must ultime, porteur de sens, symbolique, de ceux que l’on s’offre comme un violon chez un luthier. 

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