Au coeur d'une fabrique belgo-italienne de voitures de rêve

L’âge d’or des grands carrossiers n’est plus, mais il existe toujours de grands sculpteurs pour exercer l’art du design automobile dans sa forme la plus pure. Parmi eux, un Belge : Louis de Fabribeckers. Visite exclusive de la Carrozzeria Touring Superleggera, l’un des ateliers italiens les plus mythiques.

Texte et photos : Dorian Peck. |

Dans la grande banlieue de Milan, le soleil brûle l’asphalte. La voiture rampe à travers un paysage semi-industriel, mais bordé d’oliviers. Au bout d’une impasse, un portique de sécurité. ID-check, sourire à la caméra, Grazie ! de circonstance. Puis, une façade avec un logo connu des seuls initiés. Sur le parking, une décapotable, quelques berlines, un SUV… Jusque-là, rien d’alarmant. Mais à l’intérieur, c’est un tout autre monde. Bienvenue chez Superleggera, lance Louis de Fabribeckers en nous ouvrant la porte. Allure fluide, ovale ciselé, le jeune homme a le charisme d’un Petit Prince qui aurait grandi trop vite. Sauf que lui, il est parvenu à réaliser le rêve de chaque petit garçon : dessiner des voitures, uniques au monde, plutôt que des moutons.

De notre guide, l’on voit d’abord une chemise blanche, couverte d’un veston italien. Ensuite, petite accélération dans la voix. Et surtout, une tête blonde, avec des mèches légèrement bouclées, comme pour mieux contenir toute l’énergie hennuyère qu’il y a dedans. 

L’atelier de carrosserie est devenu sa demeure. Le crayon et le papier sont sa vitrine. À 40 ans, Louis est devenu une figure récurrente du monde automobile : c’est un designer hors pair, qui a gagné ses premiers galons chez BMW, avant d’être promu chef-designer de la nouvelle Carrozzeria Touring Superleggera, à Rozzano, près de Milan. 

L’histoire de la Carrozzeria Touring (1926) se confond avec finesse avec les grands classiques transalpins. À une période où les artisans tôliers jouent le rôle de tailleurs de châssis, Touring Superleggera était le fournisseur attitré de rois et d’empereurs qui commandaient à cette maison des carrosseries exclusives. Comme on se ferait tailler un costume sur mesure, si ce n’est que là, le résultat était tout en acier et aluminium, et… “superleggera” glisse Louis de Fabribeckers. C’est sur les rives du lac de Côme, dans les jardins de la Villa Olmo et de la Villa d’Este voisine que les lignes les plus fameuses du carrossier vont prendre l’habitude de s’exhiber. Felice Bianchi Anderloni, le maître de la Carrozzeria Touring, signe de véritables chefs-d’œuvre à partir de mécaniques et de châssis Alfa Romeo.

C’est le cas de l’exemplaire unique 6C 1750 Gran Sport Flying Star de 1931, dont le dessin élancé relève du mariage d’un long capot et d’un cockpit ramassé. Avec la saga des milanaises 8C 2900B, ses exercices de style sont au sommet de son art, conciliant lignes pures et proportions harmonieuses. Le sinistre Benito Mussolini en deviendra adepte, faisant l’acquisition d’un cabriolet 6C 2500 Super Sport, en 1939. Touring ne se contente pas d’habiller élégamment les Alfa. Les carrosseries sportives portent la signature Supperleggera, symbole d’une conception reposant sur un treillis de tubes fins sur lequel sont fixés les panneaux d’aluminium. Adulées et convoitées, tant à l’époque de leur jeunesse qu’aujourd’hui, ces machines comptent parmi les plus beaux joyaux de l’automobile.

Hélas, en 1966, la Carrozzeria Touring doit suspendre sa production, non sans avoir d’abord habillé de main de maître l’Aston Martin DB5 – la voiture qui contribua tant au charme décontracté de James Bond – et la Lamborghini 350 GT. Dans l’automobile, la production de masse prend alors le dessus et ne laisse plus guère de place à l’artisanat et à la maestria. Pendant onze ans, Carlo Felice Anderloni, le fils du fondateur, travaille alors chez  Alfa Romeo, tout d’abord comme chef du développement des carrosseries et, plus tard, comme patron du “Centro Stile”. À la fin des années 80, il vend les droits de la marque Touring Superleggera à l’entreprise de carrosserie des frères Marazzi qui ont, notamment, habillé certaines Lamborghini.

Grâce à Roland D’Ieteren, patriarche du plus grand groupe automobile de Belgique, Touring a connu une véritable renaissance en 2006. Si, aujourd’hui, la maison ne compte qu’une poignée de collaborateurs (quarante) et qu’elle partage son atelier avec une entreprise de restauration de renom, elle est au design automobile ce que Christian Lacroix est à l’univers de la mode : un fournisseur de stylisme sur mesure. Les clients viennent à nous avec un rêve. À nous d’essayer de le réaliser confie Louis. Mais à l’heure où les constructeurs automobiles doivent fabriquer au minimum quelques millions d’exemplaires chaque année, nous, nous ne construisons que trois à quatre voitures par an. Uniquement sur commande et à la main. Même si le travail des artisans est suivi et contrôlé par ordinateur.

Comme les voitures sont quasi uniques, elles deviennent presque instantanément des objets de collection. Avant même d’acheter une voiture, nos clients viennent surtout acheter une expérience. Ils peuvent accompagner chaque étape de la construction explique Louis. Le véhicule ne sera, en fin de compte, que l’album photo du voyage. Le processus de création et d’ingénierie, lui, peut durer jusqu’à 6 mois. Un exemplaire représente 4 000 heures de travail pour la construction et 10 000 heures d’ingénierie, explique le designer. La voiture, c’est l’objet en 3D le plus complexe qui soit, parce qu’il y a une série de formes qui s’encastrent les unes dans les autres. Au final, tout doit être homogène. La grande différence avec un constructeur classique, c’est que l’on ne vend pas un moteur plus puissant ou une voiture qui consomme moins, mais du style.

Louis de Fabribeckers a attiré d’emblée l’attention en dessinant l’élégante Maserati A8 GCS Berlinetta. Une pièce unique qui surfe impudemment sur la vague des gran turismo sexy et sportives des années 1960. Suivie d’autres faits d’arme révélateurs, comme la Maserati Bellagio Fastback, la Bentley Continental Flying Star ou encore la Mini Superleggera Vision, qui rappelle certaines des plus belles œuvres de grand tourisme nées durant les années 50 et 60. Mais la signature de Louis s’imprime peut-être le plus à travers sa réinterprétation de l’Alfa Romeo Disco Volante, le porte-drapeau de Carrozzeria Touring, soixante ans après l’original.

Une belle qui sait rugir

Dans l’atelier de la Carrozzeia, on découvre un exemplaire encore en construction. Elle est basée sur une voiture qui n’est plus produite depuis 2010, l’Alfa Roméo 8C, dont il n’existe dans le monde que 500 exemplaires, dont seulement deux en Belgique, explique le designer. Une propulsion mythique, dotée d’un V8 4,7 l développant 450 ch, 0 à 100 en 4,5 secondes pour une vitesse de pointe de 292 km/h. La belle sait donc aussi rugir, sourit Louis. Sa robe a été entièrement façonnée à la main. La carrosserie est en aluminium, un cache arrière abrite un double toit en carbone. Il n’y a pas une ligne qui soit la même que l’original, lance Louis, mais il y a l’esprit. La Disco Volante initiale devait être insensible au vent. Et incarner les célèbres mots du fondateur, Anderloni : le poids est l’ennemi et la résistance de l’air, l’obstacle.

En réalité, sa sculpture de l’Alfa 8C rompt avec les codes esthétiques de son prédécesseur : elle ose une ligne claire qui fend l’aile avant. Le pare-brise est bas, nettement défini. L’arrière légèrement surélevé. Ainsi, la voiture semble légère et dynamique, en lévitation. Il ne sera produit que sept exemplaires de cette fabuleuse Alfa… L’exploit de cette carrosserie est d’ailleurs de revisiter le passé avec des bases totalement actuelles. Sans rien changer au savoir-faire des maîtres-carrossiers italiens. On part d’une feuille d’aluminium qui va être tapée sur un moule. Celui-ci va être fraisé en partant d’un châssis. Certaines pièces sont en carbone comme les ailes, le pare-chocs, etc. Mais mon métier, c’est de mettre en évidence toutes ces pièces habillées à la main, détaille le designer. Comme pour prouver que la carrosserie à l’ancienne à encore un bel avenir.