Dans l’antre de Brompton

Avec sa géométrie raffinée, son pliage rapide et sa posture distinguée, ce deux-roues "Made in London" a changé la mobilité de milliers d’urbains. Visite au cœur de l’usine Brompton, où la qualité est une obsession et l’artisanat, un métier engagé.

par Dorian Peck. Photos DR sauf mention contraire. |

Nous sommes à Greenford Park, dans la banlieue ouest de Londres, à quelques jets de pierre du stade de Wembley. Un quadra longiligne s’approche. Chemise à carreaux, bottes de travail, sourire narquois dans les yeux. Joli vélo, n’est-ce pas ? lance-t-il par-dessus mon épaule alors que j’ajuste la selle. Plus tard, j’apprends qu’il pose cette question à tous ceux qu’il croise, même à ses ingénieurs.

Cet homme, c’est Will Butler-Adams, le CEO de Brompton. Quand je suis entré dans cette firme, il y a tout juste quinze ans, tout débordait. Des tonnes et des tonnes de stock, une toute petite ligne de fabrication, et seulement 27 employés… C’était comme dans les années 30 : aucune machinerie, tout fait intégralement à la main. Depuis, le vélo pliable est passé à la vitesse supérieure. Car le Brompton est au deux-roues ce que l’iPhone est à la téléphonie : une “disruption”, le symbole d’une révolution.

L’histoire de Brompton remonte à 1975. Ingénieur de formation, Andrew Ritchie, qui est désormais directeur technique et premier actionnaire de l’entreprise, commence à dessiner un vélo pliable dans son appartement de South Kensington, à Londres, avec vue sur l’oratoire de Brompton, qui donnera son nom à la marque. Le constructeur de vélos Raleigh refuse son prototype. Il se décide alors à le produire lui-même. Mais les débuts de Brompton ne sont pas faciles et l’entreprise met dix ans à trouver des financements pérennes. Devenue florissante, cette affaire de passionnés exporte aujourd’hui ses deux-roues “Made in London” dans près de 50 pays.

En 2016, Brompton a produit 47 000 vélos contre 5 000 à ses débuts. Quelqu’un dans le monde achète un Brompton toutes les dix minutes sourit fièrement Will Butler-Adams. Mais pas question de se laisser enivrer : malgré le succès, l’entreprise refuse de céder aux sirènes de la croissance à tout-va. Chaque vélo et le millier de pièces qui le composent continuent d’être fabriqués, sur commande, dans cet atelier. Ici s’appliquent les derniers “tailleurs de métal” qui font la réputation du bespoke – le sur-mesure à l’anglaise. Protégé par le fog et les flots, le vélo Brompton a pu ainsi y développer sa propre grammaire stylistique à l’abri des influences étrangères, avant de la projeter dans le monde, au rythme de l’expansion de l’Empire. Un succès mondial qui a valu à la petite entreprise un déménagement à deux millions de livres sterling, il y a un an. Avec ses 25 000 m² de surface, le nouveau site de Brompton est quatre fois plus grand que l’ancienne usine située à Brentford, un peu plus au nord.

L’ambition du groupe : doubler la production au cours des cinq prochaines années pour atteindre une cadence de 100 000 vélos par an. Mais alors que l’usine elle-même est clinquante et remplie de nouvelles technologies, tout le savoir-faire de Brompton repose sur l’artisanat à l’ancienne. Notre vélo actuel est un véritable chef-d’œuvre à plusieurs titres. Un magnifique morceau d’ingénierie. Toujours fabriqué à la main, avec beaucoup d’habileté. Un produit très technique, mais aussi un bel objet, observe Will Butler-Adams. Nous aurions pu, comme d’autres, passer à une production robotisée. Et foncièrement, je n’y suis pas opposé… parce qu’elle permet de libérer des hommes pour des tâches beaucoup plus valorisantes. Mais ici, on croit d’abord en l’intelligence de la main.

Artisans insoumis

Chacun des 250 employés de Brompton, des ingénieurs aux réceptionnistes, doit d’ailleurs s’essayer au brasage lorsqu’il commence à travailler dans l’entreprise. Pour les nouvelles recrues, l’enjeu est élevé : chaque membre du personnel étant responsable d’une partie spécifique du vélo, leurs initiales sont gravées sur les composants qu’ils produisent.

Pour assurer le suivi et le contrôle qualité. Ici, ce sont les règles. Les codes qui gouvernent les apparences et rythment la vie des “Bromptoniens”, cette confrérie d’artisans insoumis. Rétifs à la production de masse et à la dictature financière, ils sont les défenseurs d’un savoir-faire séculaire. Aux soudures, ils préfèrent donc le brasage, nettement plus distingué. Ils pratiquent des "actions d’ingénierie ordinaire", "s’habillent pour travailler" et cultivent un épicurisme ascétique, jusque dans le lustrage rigoureux de leur deux-roues. Leur cri de ralliement : “Belle journée, n’est-ce pas ?” Leur but ultime : rendre la ville plus agréable par la mobilité.

L’industrie de la ville

Nous ne sommes pas dans l’industrie du vélo. Nous ne visons pas le type qui se rase les jambes pour parader sur un vélo en carbone à 7000 €... En réalité, nous sommes dans l’industrie de la vie urbaine, poursuit le CEO de Brompton. Partout, l’urbanisation s’accélère et perd en qualité. En effet, plus de 50 % de la population mondiale vit désormais dans les villes. En Europe, le chiffre atteint 77 %. Et Will Butler-Adams d’insister : Un vélo pliable, ce n’est pas le produit qui changera le monde… mais si nous modifions la manière dont les gens envisagent leur mobilité, nous aurons sans doute rempli notre mission.

La Rolls-Royce des vélos pliants dispose de six vitesses, supporte jusqu’à 130 kilos de charge, et se révèle d’une grande maniabilité. Mais son atout principal est évidemment ailleurs. Et c’est souvent à la gare que tout se joue. À peine descendus de leur monture, ses adeptes la réduisent en moins de dix secondes à la taille d’un sac à main. Ensuite, cravate ou jupe flottant dans le vent, ils sautent dans le train, puis rangent leur fidèle destrier à côté du laptop du voisin…

Bref, hier encore risibles, les vélos pliables sont, avec Brompton, devenus beaux, design, modernes, désirables et surtout performants. Mais l’entreprise continue à innover. Ces dernières années, elle a investi deux millions d’euros dans un système de 900 vélos pliables en libre-service. Disséminés dans 25 villes anglaises, des docks ou casiers automatiques permettent aux citoyens de louer un Brompton pour à peine 3 € par jour.

L’objectif : démocratiser l’usage du pliable et gagner les cœurs. En fait, nous leur disons : essayez notre vélo. Pour une semaine ou deux. Essayez-le vraiment, pas uniquement en faisant un petit tour sur le parking. Et sentez à quel point il change votre vie. En terre d’Albion, la démarche a séduit plusieurs grands employeurs qui n’ont pas hésité à planter ces casiers devant leurs bureaux. Le personnel a la possibilité de les emprunter à tout moment, à l’aide d’une carte d’utilisateur. Comme le modèle fait ses preuves, il est possible qu’on l’exporte encore cette année à Barcelone, Berlin ou Amsterdam. Nous sommes en pleine discussion.

Bientôt l’électrique

À quelques mètres de la ligne de production, Butler-Adams nous conduit dans un local à l’abri des regards. C’est le très mystérieux Centre de R&D. R pour recherche. D pour disruption. Ici, interdiction formelle de prendre des photos ! C’est le Saint des saints. Un lieu aussi secret que le code nucléaire de sa Majesté. Passé le sas de sécurité, on découvre plusieurs laboratoires de test, dont un réservé en permanence au futur modèle… électrique de Brompton ! Nous n’aurons droit qu’à un très bref aperçu, furtif, mais qui laisse deviner un design racé, des suspensions et quelques merveilles d’ingénierie.

Pour les fans de la première heure, un Brompton électrique, c’est un peu comme quand Bob Dylan surgit sur scène avec une guitare Fender pour électrifier la folk. Un soir de mai 1966 à Manchester, un intégriste lui cria “Judas !” J’adore l’analogie… Certains le verront sans doute comme une trahison, mais au final, je ne crois pas qu’on nous traitera de Judas, sourit Butler-Adams. Cela fait neuf ans que nous travaillons sur ce projet. Nous prenons un risque, c’est certain, et c’est pour nous un véritable défi car ces vélos doivent être à la fois légers, compacts et puissants. Mais à quelques semaines de son lancement, nous touchons à quelque chose d’unique. 

Dylan n’a jamais voulu reparler de l’événement de 1966, mais on devait vite s’apercevoir que ce concert fut une petite révolution copernicienne. Comme lui, Brompton a choisi d’être libre comme une pierre qui roule. Le pliable britannique a déjà révolutionné la mobilité combinée. Désormais, il va la “disrupter”.  Et pour cause : annoncé pour septembre, le nouveau Brompton se servira de la seule force motrice humaine pour se recharger. Il récupérera l’énergie de freinage, pour la convertir en courant électrique avant de la stocker. Et la réinjectera ensuite dans la roue selon le besoin, reprend Will Butler-Adams. Résultat : vous pourrez gravir une montée sans la moindre goutte de sueur.

Ce système, propre à Brompton, a été développé en partenariat avec la célèbre écurie de Formule 1 Williams. Il s’agit d’une version miniature de la technologie KERS (un système de récupération d’énergie cinétique) utilisée par les voitures de course pour gagner plus de vitesse. Ce vélo n’aura rien à voir avec ce qui est disponible actuellement sur le marché. Le gars sur son vélo de course se demandera longtemps comment vous avez fait pour passer devant lui en costume

Vélo Brompton, à partir de 1305 € (modèle basique à 6 vitesses). Infos et points de vente sur www.brompton.com.