Ils ont fait de leur jardin, leur entreprise

Quand les temps sont troublés ou économiquement incertains, on rêve tous de se rapprocher de l’essentiel, de remettre les mains dans la terre. Gros plan sur une tendance green aux bienfaits garantis et qui, pour certains, s’est transformée en un véritable business.

Par Marie Honnay. Photo : Stephanie Biteau. |

Il faut cultiver notre jardin… Voltaire nous le conseillait déjà en 1759 dans son célèbre Candide ou l’optimisme. Trois siècles plus tard, son invitation semble toujours faire mouche. Normal: dans la bouche du philosophe-jardinier, cet adage est certes plus allégorique que pratique, mais notre soudaine envie de fleurs, de plantes et de légumes cultivés par nos soins ou à proximité répond à un besoin pressant de ralentir, de lâcher prise et de prendre le temps d’envisager la vie autrement. C’est ce qu’outre-Atlantique, on appelle le “slow gardening”, une tendance qui consiste à faire rimer verdure, écologie et plaisir.

Comment ? Notamment par la permaculture, principe qui considère que nos jardins et potagers ne se portent jamais aussi bien que si on leur laisse les coudées les plus franches possibles. Donc en arrêtant de traquer la mauvaise herbe, en oubliant les engrais et les pesticides, en zappant la tondeuse (trop galère) ou en remplaçant le gazon par une jolie prairie fleurie. Les avantages sont évidents : laisser son jardin travailler de lui-même, c’est gagner du temps dans son entretien, mais en perdre délicieusement à nous y promener, nous y amuser, voire y méditer.

Et puis il y a les espaces verts des autres, où vous ne devez même pas vous salir les mains. Grands chefs, hôteliers, cosmétologues… Ils sont nombreux à s’être nourris du concept de “slow gardening” pour le faire partager au plus grand nombre. Dernier exemple en date, extrême, le jardin d’acclimatation de Paris. Désormais sous la houlette du groupe LVMH, il rouvrira après plusieurs mois de travaux avec l’ambition de devenir l’un des premiers “parcs d’attractions” de France. Le retour à la terre : un vrai petit business, mais qui n’oublie jamais ses fondamentaux. Sinon, à quoi bon ?

Le jardin participatif de Valérie

© Ch. Delvaux

Spécialiste de la cuisine santé et de la culture bio, Valérie Mostert a fait de son jardin un temple du bien-être. Pour cette native du plateau de Herve, le potager n’est pas juste un garde-manger, mais une source d’inspiration qui la guide dans l’élaboration de centaines de recettes “slow food”. Pendant sa carrière précédente, celle de formatrice en langues, Valérie Mostert ressentait constamment le besoin d’échapper au stress lié aux longues heures passées en voiture. Son obsession : prendre l’air, de préférence dans son jardin. Un jour, après des centaines d’heures passées le nez dans des livres sur la nutrition ou la permaculture, elle décide de transformer définitivement sa cuisine et son jardin en un business à temps plein.

Si l’on veut être autonome en légumes une grande partie de l’année, il faut viser un potager de 100 m² — par personne. Pour un potager de 400 m² — comme le mien, ça équivaut à deux à trois jours de travail par semaine d’avril à octobre. Auteure de plusieurs livres sur la cuisine santé, Valérie organise également des stages dans sa maison. Dès qu’elle se retrouve seule au jardin, elle en profite pour faire le vide ou méditer. C’est alors la terre qui est au centre de mes préoccupations. Mais cet intérêt influe aussi sur mon quotidien. Quand je donne des formations, je suis davantage dans le partage, l’écoute et la bienveillance. Tout cela est lié. Je suis partie une année en Amazonie. Là-bas, il m’est apparu comme une évidence que nous devions prendre soin de la terre pour nous sentir bien à titre individuel, mais aussi pour retrouver un lien social fort.

Valérie Mostert, Les Légumes de la Terre, éditions Racine. www.cuisine-sante-bio-cinq-sens.be

Dans le même esprit…

  • En province de Liège, le concept Li Nou Corti a pour objectif de créer des ponts entre les villageois de Couthuin et Héron et des jardiniers en phase de réinsertion socio-professionnelle. Ce projet de maraichage permet aux habitants de se fournir en fruits et légumes de saison d’un bout à l’autre de l’année, mais s’accompagne également de cours de cuisine du monde, d’initiation à l’art du compost, d’animations pour les enfants, etc.
  • Inspiré du même principe, mais payant, le concept Marie’s Garden donne l’occasion à qui le désire de venir récolter lui-même ses fruits et légumes dans deux grands potagers-vergers à Overijse et Wauthier-Braine. www.mariesgarden.be
  • Le projet Fleurs à couper permet de se composer de jolis bouquets cueillis sur quinze champs répartis sur les provinces de Liège, de Namur et du Brabant Wallon. Il faut juste s’armer d’un sécateur et payer ses fleurs en sortant. www.fleursacouper.be

Le jardin étoilé de Sang-Hoon

© Culinaire Saisonnier

Véritable pionnier du “slow gardening”, Gert Jan Hageman est le chef du restaurant hollandais De Kas, à Amsterdam. En 2001, il ouvrait son propre potager où sont cultivés les légumes méditerranéens, herbes et fleurs qu’il vous présente à table. En Belgique, d’autres cuisiniers de haut vol ont suivi sa trace, comme le chef étoilé de l’Air du Temps, Sang-Hoon Degeimbre.

Dès l’ouverture de mon restaurant il y a vingt ans, j’ai ressenti le besoin de me fournir chez des producteurs locaux. Je me suis ensuite tourné vers Benoît Blairvacq, banquier de profession et cultivateur à ses heures, qui m’approvisionnait avec certaines variétés rares de fleurs, d’herbes et de légumes cultivés chez lui, dans son potager de Couthuin. Il y a cinq ans, lorsque nous nous sommes installés à Eghezée, il m’a semblé logique de créer un jardin dans le prolongement du restaurant et d’engager Benoît, ainsi que trois autres jardiniers, pour y travailler toute l’année.

D’emblée, le chef est pourtant confronté à des défis multiples. Construire un jardin, c’est en effet d’abord le rendre fonctionnel au jour-le-jour, mais aussi accepter que ce soit lui qui dicte la carte et pas l’inverse… Voilà pourquoi Sang-Hoon Degeimbre le considère aujourd’hui comme la colonne vertébrale de sa cuisine. 

© Pieter D'hoop

J’aime parler de jardin philosophe. Cultiver, c’est un acte de conscience qui passe par le fait de comprendre les produits, mais aussi de plus rien jeter. Cuisiner les cosses, les racines ou les feuilles d’un légume demande un supplément d’imagination que j’ai d’ailleurs matérialisé au travers du Jardin de Liernu, l’un de mes plats signature. On le retrouve aussi dans mes deux restaurants de Bruxelles que j’ai tenu à approvisionner, tout comme l’Air du Temps, en légumes de notre potager.

Pour permettre à ses clients de mieux comprendre sa démarche, le chef a aussi décidé d’installer une baie vitrée de 20 m² — dans la salle de son restaurant : Les clients auront l’impression de manger dans le potager. Je vais également créer un plat qui, en saison, sera servi dans le jardin. Enfin, il a également développé une nouvelle approche du management directement inspirée de son potager : Observer les principes de diversité propres à la permaculture m’a permis de travailler avec mes équipes de manière plus juste en tenant compte des différences de chacun et en favorisant l’interaction entre les membres.

© Pieter D'hoop

www.airdutemps.be, www.sanbxl.be

Dans le même esprit…

  • En 2013, la chef étoilée Arabelle Meirlaen déménage dans un nouvel espace à Marchin, près de Huy. Elle y transforme immédiatement le jardin adjacent d’un hectare à la fois en potager, verger et espace d’agrément planté de fleurs comestibles. Une belle occasion de pousser plus loin sa réflexion autour de son approche santé de la gastronomie. Pour orchestrer ce jardin, souvenir de son enfance à la ferme, Arabelle Meirlaen peut compter sur Pascal Moreau, un jardinier engagé à plein-temps qui n’hésite jamais à faire visiter son coin de nature aux clients qui le désirent. www.arabelle.be
  • À Bruxelles, Pascal Devalkeneer, chef et propriétaire du Chalet de la Forêt, a créé lui aussi un immense potager de 1200 m2. Cet espace, le plus grand dans une zone semi-urbaine, abrite d’innombrables bacs et autres serres remplis de légumes, d’herbes, de fruits… www.lechaletdelaforet.be

Le jardin cosméto de Sarah et Marina

Passionnée de plantes médicinales, la Française Michèle Cros créait en 1994 la ligne de beauté Les Douces Angevines, qui développe une gamme de produits bios centrés sur les principes de la permaculture. De la même manière, en 2012, les Californiennes Sarah Buscho et Marina Storm décident de capitaliser sur leurs connaissances en naturopathie pour créer Earth tu Face, une marque à l’approche “soil-to-skin” (du sol à la peau). L’idée : concevoir des produits centrés sur la cueillette d’herbes, de plantes et de fleurs cultivés dans leur jardin et les champs avoisinants.

Leur credo : respecter les cycles de la terre et ne jamais forcer la nature. À l’époque, je créais déjà des produits de beauté en toutes petites quantités pour des clients privés explique Sarah Buscho. Et je m’aidais d’un jardin participatif dans lequel nos copains venaient travailler en échange de légumes, d’herbes ou de fruits. Puis le nombre de commandes a augmenté, et j’ai créé ce label. 

Le succès d’Earth tu Face est directement lié à l’intérêt croissant des femmes pour la cosméto bio. L’an dernier, une consommatrice belge sur deux aurait acheté au moins une fois ce type de produits. Sarah Buscho : Nous vivons une période troublée, pleine d’incertitudes. Les gens ressentent le besoin de revenir à l’essentiel. Ils se tournent vers des marques qui respectent leur corps tout en protégeant l’écosystème. Et puis vous savez, une plus grande connexion avec la nature est la meilleure médecine qui soit, une sorte d’automédication naturelle.

Les produits Earth tu Face sont distribués par la boutique bio label chic, 95 rue Antoine Dansaert, 1000 Bruxelles. www.labelchic-brussels.com

Dans le même esprit…

Créés par le Français Bernard Mas à Auriac en Corrèze, Les Jardins Sothys sont un lieu hybride reposant sur l’expertise d’une équipe d’architectes paysagistes et de jardiniers. Potager, jardin btanique, restaurant : cet espace unique est à l’origine d’une palette de produits distribués sous les marques Sothys, Bernard Cassière et Beauty Garden. www.lesjardinssothys.fr

Le jardin évasion de Claire

© Pierre De Dreef

Amoureuse de l’Asie, paysagiste mais aussi créatrice de mobilier et de cabanes, Claire Van der Schueren vient de signer le jardin atypique et urbain de l’hôtel Le Jardin Secret à Ixelles. Un lieu caché, inclassable et insolite, accessible via un magasin de fleurs qui fait office de réception. Cet hôtel de 33 chambres installé à proximité du boulevard de Waterloo abrite une déco nature, mais surtout un incroyable jardin construit sur un ancien parking bétonné. 

Plus de 173 plantes différentes y coexistent, et des centaines de tulipes, narcisses, crocus, iris… L’objectif de sa conceptrice : faire de ce lieu clos un endroit où l’on se sente protégé, comme dans un cocon. À cette fin, Claire Van der Schueren a parfait ses connaissances au travers d’une double formation en géobiologie et feng shui : Mon but est d’amener un mieux-être dans la vie des gens. Un jardin est un espace qui ressource, c’est une oasis. Mais un jardin feng shui va plus loin, parce qu’il soutient ses propriétaires dans leur réalisation personnelle. Tout est aménagé pour éveiller la curiosité, développer la rêverie, la méditation et l’imagination.

www.jardinsecrethotel.be

Dans le même esprit…

Créer un jardin libre et joyeux car libéré de toute règle. Tel était l’objectif d’Agnès et de Nicholas, les concepteurs du Jardin des Sambucs. Situé au cœur du parc national des Cévennes, ce lieu à la fois jardin visitable, maison d’hôtes et restaurant, est le fruit de longues années de travail. La force du projet, c’est l’humour, véritable fil rouge rythmant la vie du jardin et du restaurant qui propose une cuisine bio centrée sur les trésors du potager dont le cake aux 10 000 herbes est peut-être l’exemple le plus parlant. Quant aux chambres, elles sont toutes équipées, on pouvait s’en douter, d’un jardin privé… 

www.jardinsambucs.com

Parce qu’il est joliment illustré par le photographe belge Frédéric Raevens et que ses fiches pratiques donnent envie de chausser ses bottes, on vous conseille le livre Un jardin, ça ne coûte presque rien. Ou comment démontrer, preuves à l’appui, qu’il ne faut pas dépenser beaucoup pour se créer un bout de paradis vert, même en ville.

Isabelle Masson-Loodts, Éditions Racine.