Ann Demeulemeester, la créatrice mode qui habille désormais nos intérieurs

La première collection de meubles d’Ann Demeulemeester, imaginée en collaboration avec son partenaire créatif Patrick Robyn et éditée par Serax, dessine un lien avec leurs récentes créations en arts de la table et luminaires. Plongée dans un univers unique en compagnie de la créatrice.

PAR AGNÈS ZAMBONI. PHOTOS VICTOR ROBYN / © Cafeine.be |

Pourquoi avez-vous quitté l’univers de la mode ?

J’ai pris la décision d’arrêter la mode en 2013/14. Aujourd’hui, si je ne dessine plus de pantalons ni de jupes en vue d’une prochaine collection, je me concentre sur des projets spéciaux dans la mode. Je suis en train de créer un parfum et je viens de réaliser une grande exposition rétrospective à la Stazione Leopolda comme invitée d’honneur de Pitti Immagine Uomo 102 à Florence. Ma marque, quant à elle, est dans les mains d’un de mes premiers clients italien et compagnon de route, Claudio Antonioli. Avec courage,j’aiosétournerlapagepoursuivremavoieetévoluerdansde nouveaux domaines. Et pour recommencer à zéro, je suis retournée aux sources...

En vidéo, voici qui est Arne Quinze :

Comment est née votre première collection pour la maison ?

En cuisinant les légumes de mon potager, j’ai réfléchi à de nouvelles façons de les présenter et j’ai cherché à fabriquer mes propres assiettes. J’ai étudié pendant quatre ans. J’ai voyagé en France, notamment à Limoges, mais aussi en Angleterre et en Allemagne pour apprendre avec les meilleurs maîtres de la porcelaine. Lorsque je fais quelque chose, je le fais toujours à fond. Lorsque j’invitais mes amis et amies à partager ma table, tout le monde trouvait cela formidable. Parmi eux, le CEO de Serax, Axel Van Den Bossche, qui a eu envie d’éditer mes pièces d’art de la table. Pour chaque assiette peinte de mes mains, il a longtemps cherché des artisans capables de faire de la même façon. Ma première collection est sortie en 2019. Notre but premier était de “créer le beau”, d’ajouter des pièces qui n’existaient pas et de prolonger notre univers vers des fonctions plus pratiques.

Comment l'avez-vous étoffée ? 

Avec Serax, outre les pièces en porcelaine, nous avons créé plusieurs collections de verres et des couverts. Mais aussi des bougeoirs, des lampes vases, des luminaires. À l’occasion de ma première collection, présentée à Maison & Objet en septembre 2019, mon mari a imaginé une scénographie avec un prototype de table. Nous avons ensuite décidé de l’éditer et de continuer avec d’autres meubles pour toutes les pièces de la maison. En fait, nous avons fabriqué tous les modèles pour notre propre usage et, aujourd’hui, ils trouvent leur chemin et leur légitimité en s’adressant à un plus large public. Nous avons travaillé pendant trois ans et tout au long de la crise du covid pour mettre au point cette collection. Au même titre qu’un vêtement, chaque objet exprime un rapport intime avec soi pour construire son nid. Nous n’avons pas voulu définir un lifestyle dogmatique mais faire des propositions qui peuvent correspondre à des besoins esthétiques et fonctionnels.

Avez-vous travaillé en équipe ?

Je travaille, comme toujours, en collaboration avec mon mari, Patrick Robyn. Maintenant aussi avec mon fils Victor, qui est designer graphique. Je l’avais bien précisé à Serax, qui a ouvert une marque à part dans ses collections pour m’accueillir, car je souhaitais tout gérer : création et direction artistique de tous les produits et documents d’information. En famille, nous avons conçu les catalogues, la scénographie des présentations de la collection, jusqu’aux boîtes des échantillons des matières que nous dessinons et même réalisé les prises de vue. Le A, qui est retranscrit au dos des catalogues, c’est la signature au pinceau que j’avais choisie pour marquer mes premières assiettes peintes à la main ! Serax a respecté nos idées pour développer une production fidèle aux prototypes réalisés par Patrick. Et nous avons travaillé en harmonie pour construire une belle histoire.

Ann Demeulemeester et son mari Patrick Robyn préfèrent le “toujours beau” plutôt que le “timeless”.

Quelles sont les sources d'inspiration du mobilier ?

Les meubles reflètent tout ce que nous aimons et que nous avons engrangé dans nos têtes comme dans une bibliothèque. L’inspiration du Japon est peut-être présente, de façon plus ou moins consciente. C’est la même chose pour l’influence constructiviste et cubiste. Elle est visible même si on n’a pas formulé clairement. Sur la base d’un même cylindre sont nées les deux chaises, Elé et Boho, aux formes opposées. Pour la table Eloïs, quand elle a été faite, nous avons pensé à l’artiste Louise Bourgeois avec ses araignées. Nous avons travaillé de belles proportions, avec des formes légères qui flottent dans l’espace, des piètements discrets qui rendent les volumes aériens. Les piètements et les détails sont très importants. La ligne des pieds du fauteuil Elé se poursuit dans le dossier. Les piètements ronds, fuselés évoluent vers des tubes carrés, en dehors des plateaux pour les tables Eloïs, Malé, Cora. Le fauteuil et le canapé Ono sont beaux sous tous leurs angles. L’esprit chic décalé est présent dans le canapé à franges, avec une version moderne pour ce type de passementerie historique.

Quels sont les points forts de cette nouvelle collection ? 

Plutôt que de se projeter dans la vie des autres, nous avons développé des pièces qui répondent à nos propres besoins ou qui explorent un intérêt personnel. Je fabrique quelque chose parce que j’en ai besoin, parce que je le veux et que je ne parviens pas à le trouver. C’est toujours une idée d’un jeu de contrastes – un style particulier qui naît de l’interaction entre force et fragilité, structure et décontraction, poésie et radicalité, préciosité et fonctionnalité. L’âme de la collection de meubles est un dialogue entre proportion et géométrie.

En images, quelques-unes de ses créations :

Quelles matières et couleurs avez-vous privilégiées ? 

Nous avons choisi des matières nobles comme le bois massif, le chêne naturel et teinté ébène, le tulipier. À cela s’ajoute une déclinaison de vingt couleurs exclusives dont un brun foncé, un noir, un orange, un rouge, un rose ou lilas, un vert feuille, plusieurs tons neutres, un blanc cassé, un crème, un naturel, un gris... Pour définir toutes ces teintes, nous avons réfléchi à des textures particulières, au pelage du phoque, à la densité du brouillard... Pour les sièges, les tissus et les gammes de couleurs ont été développés en Belgique. La combinaison des matières et des couleurs offre une grande personnalisation. Nous avons aussi travaillé des contrastes bicolores. La base du meuble, claire ou foncée, change complètement ses proportions. Il n’y a pas moins de 24 variantes pour composer le canapé Ono, sans compter les coussins en option. On a développé un velours de coton, laine et lin mat qui n’a pas de sens de tissage, un vrai lin flamand naturel et un tissage armuré en lin, laine, coton et polyester. Les tissus sont prélavés pour éviter le rétrécissement et les meubles gansés comme des vêtements.

Où sont fabriqués ces meubles ? 

Les maquettes ont été réalisées par mon mari qui a aussi fabriqué artisanalement les prototypes. Les meubles sont fabriqués en Europe et les tissus en Belgique. La toile de peintre qui recouvre le pouf Frin est fabriquée dans une usine en Flandre. Les longues franges qui bordent le canapé ont été développées par un fabricant belge. Il a fallu mettre au point une teinture noire qui ne dégorge pas sur la housse blanche lorsqu’on souhaite la nettoyer. Pour le moment et durant cette année, les meubles sont vendus en exclusivité en Belgique à la boutique RR Interieur de Knokke.

Entre toutes vos créations, quel est le lien ? 

Quel que soit l’objet, nous développons un esprit moderne intemporel fait pour durer et un langage identique. La mode est toujours présente, en pointillé, dans mes nouvelles créations. Les luminaires Rey ont un abat-jour composé de franges en viscose teintes à la main. Comme dans la haute couture, elles sont nouées, une par une, sur une seule aiguille. Les rubans en porcelaine de la lampe Olga sont accrochés, un à un, sur des anneaux. Dans les bougeoirs en verre déclinés selon quatre formes, en cristal taillé noir ou blanc, on retrouve le blanc de la chemise, le noir de la veste et l’art de la coupe. Je recherche toujours l’émotion comme avec les lampes nomades et vases Lys, où la lumière traverse l’eau et les fleurs.

Comment conciliez-vous innovation et durabilité ?

Dans l’exposition présentée à Florence, entre les 46 silhouettes de mode, on ne distinguait pas les collections anciennes de celles plus récentes. L’âme de mon travail reste la même et mes références sont identiques. Les objets de design sont réalisés dans des matières nobles de qualité mais pas élitistes (Il faut tout de même compter environ 900 € pour une chaise et 15 000 € pour un canapé, NDLR). Nous pensons avec nos mains, tels des sculpteurs qui jonglent entre différents matériaux. Nous passons du textile au verre, à la céramique, au métal ou au bois, cherchant constamment à créer quelque chose de nouveau. Au fil des années, nous avons construit notre propre univers, loin des tendances. Les meubles ne sont pas un point de départ, mais s’inscrivent dans un vaste travail en cours. Ils restent fidèles à notre style esthétique caractéristique. Comme dans toutes nos créations précédentes, un jeu d’ombre et de lumière est clairement présent, de même qu’une sorte de nonchalance raffinée. Nous créons ce que nous aimons, sur mesure, pour des consommateurs, riches d’esprit, intelligents et engagés, des âmes sœurs pour aller à leur rencontre et partager notre vision. Les pièces suggèrent une idée d’utilisation plutôt que la dicter.

À quoi ressemble votre intérieur ?

Pendant trente ans, nous avons habité dans une petite maison de 1926 au sud d’Anvers. Ce “poème de lumière”, seul bâtiment signé Le Corbusier en Belgique, nous a éduqués. Ce cube blanc, construit pour le peintre René Guiette, et récemment classé au patrimoine mondial de l’Unesco, est devenu la maison de mon fils. Chez nous, les parents quittent la maison et non les enfants. Aujourd’hui, dans notre maison de campagne de style italien, datant de 1860, notre intérieur réunit une combinaison d’éléments glanés au cours de ma vie, des pièces des années 1920, des choses que l’on a fait nous-mêmes parce qu’on ne les a jamais trouvées dans une boutique. Nous aimons bien l’idée de tout dessiner jusqu’à la petite cuillère, à la façon de Brancusi qui fabriquait aussi son propre couteau.

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