Comment aimer la mode sans griller notre empreinte carbone ?

À l’heure où de plus en plus de marques placent la durabilité au premier rang de leurs priorités, nous nous sommes demandé, conseils d’experts à l’appui, comment aimer la mode sans griller notre empreinte carbone.

Par Marie Honnay. Photos : D.R. |

Professeure à la Burgundy School of Business et spécialiste en psychologie de la mode, Aurore Bardey n’avait jamais pensé s’intéresser un jour aux vêtements. Je trouvais ça futile, formaté et donc inutile, explique-t-elle. Sauf qu’il y a cinq ans, la psychologue, auteure d’une thèse sur la perception du corps, découvre l’existence d’un cours de psychologie de la mode donné au London College of Fashion. En m’immergeant dans cette matière, puis en l’enseignant, j’ai réalisé que, contrairement à ce que je pensais, j’adorais la mode, mais que ce secteur était encore moins vertueux que ce que je pensais. Dans ma pratique, j’ai eu envie de détricoter les stratégies marketing des marques, mais aussi de convaincre les gens de consommer moins et mieux. À l’époque, hormis, peut-être, les livres de Marie Kondo, il existait peu d’études ou d’ouvrages traitant de la frugalité dans la mode, précise-t-elle.

Aurore Bardey, Professeure à la Burgundy School of Business et spécialiste en psychologie de la mode

En 2019, Aurore Bardey réalise donc une première étude portant sur dix jeunes femmes passionnées de shopping, baignées dans les tendances et plutôt accros aux réseaux sociaux. Elle leur demande de s’habiller sur base d’un dressing minimaliste de 30 pièces. Au bout de trois semaines, leur verdict est sans appel : Toutes se sentent plus sereines et moins fatiguées. Libérées de cette pression du “Quoi choisir”, elles ont retrouvé le plaisir de s’habiller. Certaines ressentent même le besoin de s’éloigner des réseaux sociaux et commencent à s’intéresser aux questions d’éthique ; un sujet qui ne les avait guère préoccupées jusqu’alors, ajoute la psychologue.

Lire ausi : La slow-lessive, la tendance durable du moment

N'est pas minimaliste qui veut 

Aurore Bardey est elle-même convaincue des bienfaits d’un dressing minimaliste, bénéfique pour la planète et pour notre bien-être personnel. Ses recherches sur la psychologie des consommateurs lui ont cependant fait découvrir qu’il est impossible de faire de nous, du jour au lendemain, des premiers de classe dans le registre de la mode durable. Si on veut changer les choses sur le long terme, il n’existe qu’une palette assez réduite de solutions, ajoute-t-elle. Miser sur un dressing minimaliste composé d’un nombre restreint de vêtements, s’habiller en seconde main ou encore, opter pour des pièces éthiques (fabriquées sur base de tissus écologiques, en circuit court et dans le respect des travailleurs du secteur textile, logistique, etc.). Tout le monde n’est cependant pas prêt à entamer ce genre de disette vestimentaire.

Les irréductibles consommateurs, férus de tendances aussi désirables qu’éphémères, Vincent Grégoire leur a donné un nom. Directeur prospective pour l’agence de conseils NellyRodi à Paris, cet expert des tendances classe les acheteurs mode en plusieurs catégories : les  ̋guérisseurs ̋ (qui privilégient une alter-consommation comme solution ultime pour sauver la planète), les  ̋exhausteurs ̋, leurs proches cousins, convaincus de la force des nouvelles technologies pour changer le monde... Et puis, les autres : les hermétiques à la mode éthique. Eux, je les appelle les  ̋kiffeurs ̋. Ces consommateurs ont souvent une revanche à prendre sur le monde du luxe. Peu leur importe où sont fabriqués leurs vêtements et dans quelles conditions. Pour eux, le shopping est un jeu.

Vincent Grégoire, Directeur prospective pour l’agence de conseils NellyRodi à Paris

Un jeu dont le terrain - de plus en plus vaste - englobe les boutiques physiques (qu’elles soient de luxe ou centrées sur la fast fashion), Instagram, les plateformes de vente en ligne et Vinted, qui a déculpabilisé le shopping compulsif, mais dont le business model global serait, à ses yeux, tout, sauf éthique.

En vidéo, pourquoi les marques de luxe font-elles des sandales moches ? 

Développement désirable 

Pour Vincent Grégoire, le futur de la mode se situerait idéalement entre ces deux extrêmes. Ni complètement fermées à la nouveauté (l’essence même de la création) ni coincées dans des schémas incompatibles avec les nouveaux enjeux d’une mode éthique et écoresponsable, les marques qui veulent rester dans la course devraient, selon notre expert, s’inscrire dans une approche qu’il a joliment baptisée :  ̋ développement désirable ̋. Ces dernières années, on a pu observer une prise de conscience sincère de l’urgence d’œuvrer pour une mode plus durable, mais aussi une injonction artificielle à se montrer extrêmement proactif en termes de durabilité. Les lois anti-gaspillage, le matraquage médiatique accusant la “deuxième industrie la plus polluante du monde” de tous les maux, mais aussi le lobbying des jeunes générations, grandes protectrices de la planète, ont obligé les acteurs du secteur textile à se lancer dans une course contre la montre.

Experte en retail et rédactrice pour le magazine professionnel Retail Detail, Pauline Neerman rappelle l’importance pour les marques d’adopter un discours aussi transparent que possible : Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent aux consommateurs de traquer les messages mensongers véhiculés par le secteur textile. Les consommateurs souhaitent pouvoir s’identifier à des valeurs, plutôt qu’à un message marketing formaté, voire inventé de toutes pièces. Et ça, les marques le savent !

Vincent Grégroie enchaîne : croire qu’on peut tout bouleverser dans notre manière de consommer la mode est un leurre. Nous vivons dans une culture du désir. Sans compter que la génération qui se dit ultra-écolo est aussi celle du paradoxe. Ces jeunes, qui n’ont pas connu autre chose que la vie en période de crise et qui n’ont jamais fonctionné sans Internet, sont peu portés sur la nuance. Ce sont eux qui, dégoûtés du cuir d’animal, encensent celui d’ananas ou de champignon sans savoir que le processus de production par enduction est néfaste pour l’environnement ou que la fausse fourrure contient des polymères qui se révèlent toxiques pour l’organisme. C’est oublier un peu trop vite qu’un vêtement en cuir issu de l’industrie alimentaire fabriqué de manière transparente et distribué en circuit court est vraisemblablement plus vertueux qu’un vêtement en simili labellisé éco.

Pour consommer plus éthique, achetons local comme la marque belge Mardi Editions.

Mais alors, comment faire ?

En matière de mode, on ne peut pas être parfaits, rassure Vincent Grégoire. Dans ce registre, la culpabilisation du consommateur ne mène à rien. Dans notre société, on peut viser une certaine forme d’alter-consommation, mais la déconsommation, je n’y crois pas un instant ! Pour lui, le besoin de désirer et le plaisir de consommer sont solidement ancrés en nous. On peut donc tendre vers une certaine frugalité ou se recentrer sur l’essentiel, mais pas arrêter de rêver devant les nouveautés de la saison. 

Que faire pour ne pas tomber dans les pièges d’une mode jetable ?

Les marques ont une mission d’éducation, poursuit Vincent Grégoire. Ces dernières années, certaines ont amorcé la tendance en proposant des ateliers ouverts au sein même des boutiques. Parmi ces marques dites “apprenantes” (celles qui s’évertuent à expliquer le “qui/où/comment” de leurs produits), on peut citer Arket (une marque du groupe H&M, plutôt aux antipodes de la mode éthique, NDLR) qui organise des workshops didactiques dans ses magasins pour faire découvrir à ses clients certaines techniques artisanales comme le tissage.

Les nouvelles technologies - type blockchain - permettent aussi de mieux tracer les produits. Pour conscientiser le consommateur, il faut en outre jouer sur sa sensibilité, poursuit Vincent Grégoire, qui rappelle l’importance de faire appel à nos sens pour apprécier à sa juste valeur un beau sac, les finitions d’un manteau... Des sens qui seront encore davantage en éveil si les marques - de luxe ou pas - ne se contentent pas de nous bombarder de produits commerciaux fabriqués à grande échelle, mais développent une vraie approche créative de la mode. Cette créativité, si importante quand on parle de mode éthique, va de pair avec une relocalisation de la production et une approche centrée sur les circuits courts.

Aurore Bardey et Vincent Grégoire sont en tous cas d’accord sur un point : notre quête, nécessaire et cruciale pour l’avenir de la planète, de vrais changements dans les systèmes de la mode n’a rien d’un long fleuve tranquille.

Parmi les marques  ̋apprenantes ̋, Arket insiste sur sa traçabilité

Schizophrénie

Je suis consciente du côté très schizophrène de ma démarche. Moi qui prône le minimalisme, je travaille également sur les questions de diversité dans la mode. Or, si vous encouragez les marques à mieux représenter les différents profils de consommateurs au lieu de promouvoir la minceur ou le jeunisme, certains seront tentés de consommer davantage, admet la psychologue. Pour comprendre le flou artistique autour de ces notions, il est intéressant de noter que le mot “sustainable” n’a pas de traduction littérale en français. Parle-t-on de lutte contre la pollution ? De diversité ? De recyclage ? D’upcycling ou de transparence dans la production ?? Même les marques archi-vertueuses ne sont pas à l’abri d’un mauvais buzz qui les discréditerait dans leur quête de la perfection éthique.

Quant aux consommateurs, qu’Aurore Bardey qualifie de “machines à prendre des décisions”, ils ont souvent du mal à trouver leur chemin dans les méandres de la mode éthique. Conséquence ? Ils optent pour les solutions les plus simples : certaines marques de fast fashion l’ont compris. Elles installent désormais des panneaux verts à côté de leurs produits dits  ̋ éthiques ̋ pour rassurer leurs clients pressés, mais surtout désireux de se déculpabiliser dans leur acte d’achat. Une manière habile de cacher les volets moins reluisants de leur activité.

Qu’à cela ne tienne, Aurore Bardey se veut rassurante : il est essentiel de ne pas se laisser freiner dans notre envie de changement par la crainte de ne pas être aussi éthique qu’on le voudrait. En la matière, la perfection est impossible. Le mieux est donc d’essayer, humblement et chacun à notre façon, de faire la différence. Il est en outre urgent de changer de disque lorsqu’on encourage les consommateurs à revoir leurs achats mode, conclut Marine Dehossay, journaliste pour le magazine PUB. L’expression “acheter responsable” sous-entend que, jusqu’ici, nous aurions tous été inconscients ou irresponsables. Et si on parlait plutôt d’engagement, un terme agréablement déculpabilisant qui encourage les démarches proactives, vectrices de vrais changements ? 

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