Il existe un guide pour voyager sur Mars

L’illustrateur bruxellois vient de réussir l’exploit de convaincre Louis Vuitton d’éditer un guide fantasmé de la planète Mars. Entretien avec un poète de l’image, qui a le chic pour nous emmener en voyage.

Ingrid Van Langhendonck, Photos ingrid van langhendonck et Louis Vuitton |

Paisible et souriant, François Schuiten nous ouvre la porte de l’appartement bruxellois qui lui sert d’atelier. Un endroit chaleureux décoré de meubles anciens et d’une belle bibliothèque. Une grande table à dessin trône au centre de la pièce devant une toile insolite « C’est une œuvre de Gutave Wappers », explique t-il, un artiste exposé au musée de bruxelles, j'aime le côté surréaliste de cette Esméralda. Jim le chien vient coller sa truffe sur nos genoux, un thé fumant est posé sur la table…  
Décollage imminent.

Jim le chien, qui veille sur les planches de travail de son maître

La raison de notre rencontre ? La sortie d’un nouveau livre : un guide de voyage édité avec la maison de luxe Louis Vuitton. Cette actualité est d’un genre un peu particulier car ce  guide ne nous emmène ni à New York, Knokke ou Paris, mais … sur la planète Mars… Un choix insolite, car contrairement aux ‘City Guides’ que la maison publie régulièrement, celui-ci n’aurait donc aucune fonction, ni comme guide touristique, ni comme carnet d’adresses. Vuitton s’autorise ici un voyage tout à fait imaginaire.

« C’est formidable, n’est-ce pas ? » se réjouit l’artiste, « La tradition du voyage est très ancrée dans l’histoire de la Maison Vuitton, d’où l’idée de publier ces guides, mais au final ce sont aussi de véritables mécènes, dans leur version la plus authentique ; car ils ont accepté mon projet en renonçant aux aspects commerciaux et ont adhéré à l’idée de créer un bel objet, juste parce qu’ils y ont perçu un potentiel créatif et artistique. C’est devenu rare comme démarche. »

Le dessinateur à son bureau

Comment s’est initiée cette collaboration avec Louis Vuitton ? Pourquoi la planète Mars ?

« En réalité c’est une collection que beaucoup de dessinateurs connaissent, parce que c’est une très belle collection, qui laisse pleinement vivre le dessin et qui laisse le regard du dessinateur se développer sur plus de 120 pages. C’est un travail de longue haleine. Dès le départ, J’aimais l’objet et son format. C’est important pour moi d’avoir un projet éditorial, mais aussi de créer un bel objet. Avec la bande dessinée, que j’ai pratiqué tant d’années, je me suis parfois ennuyé à rester dans l’alignement : le format d’une BD peut vous mettre à l’étroit. Ce format-là m’intriguait, j’ai donc tout de suite été enthousiaste. Puis, au cours des premières discussions, nous ne sommes pas parvenus à tomber d’accord sur la ville. Ils voulaient que je dessine Hong Kong, et pas moi, je partais sur l’île de Stromboli, nous avons longuement palabré… Puis l’idée de mars est survenue : une idée qui a un peu bousculé tout le monde car ce guide est usuellement un guide a vocation touristique, ce qui n’est pas le cas, forcément, en tout cas pas pour tout de suite. Il va falloir attendre au moins un siècle avant que Louis Vuitton ne lance une succursale martienne (il rit) … Mais ils y ont cru, et nous avions notre projet. J’ai démarré les premiers dessins. Vuitton m’a fait parvenir des livres magnifiques, des publications américaines, avec de grandes planches montrant des photos satellite de la planète. Mon travail a été de lui redonner une dimension humaine, de poser le pied sur Mars et de changer le prisme du regard de celui qui l’observe, je suis devenu comme un explorateur. »

Une table à dessin, des crayons, l'essentiel pour créer

Comment donne-t-on vie à une planète vierge ?

"Le confinement a été assez propice à la concentration et à la création de cet ouvrage; surtout dans la mesure où ce confinement nous a interrogé sur notre rapport à la liberté, à l’espace vital,  et Mars est une planète qui fait rêver, c’est une planète qui est depuis toujours un miroir de nos rêve et de nos cauchemars. Puis j’ai eu envie d’un récit. Après avoir réalisé 90 pages, j’ai ressenti le besoin de raconter une histoire. J’ai voulu trouver un compagnon de route pour finaliser mon exploration. J’ai eu envie de convaincre Sylvain Tesson de travailler avec moi. (L’auteur n’est pas seulement un prix Goncourt, il est aussi géographe de formation et un expéditeur audacieux habitué aux conditions extrêmes, dont il rapporte des carnets ou des films. Ndlr).  J'ai eu la chance de pouvoir le rencontrer pour lui parler du projet et, en une demi-heure, nous étions connectés. Nous avons étalé les dessins sur une table, nous avons parlé et très vite il a « vu » l’histoire, il a pu raconter ce que j’avais déjà commencé à explorer. Ce fut une fantastique aventure éditoriale  et un dialogue permanent, dans lequel on se surprend on se challenge … Sylvain a été ouvert, généreux, il sait ce que c’est que voyager ; il connait bien le froid, la solitude, l’inquiétude… Or, Mars est une planète hostile, je voulais exprimer cela, au-delà de sa singulière beauté.

Et puis ce fut aussi pour moi une exploration au niveau technique avec un dessin d’abord réalisé aux crayons de couleur, puis enrichi avec des huiles et des glacis, sans trait noir… Je n’avais pas l’habitude de travailler comme cela, mais je voulais créer une immersion particulière pour le lecteur et avec ce format panoramique, cela prenait vraiment un autre dimension...»

François Schuiten et Sylvain Tesson. Photo Thomas Raffoux

Une planète sans aucune ville, c’est un exercice de style pour vous qui êtes le maestro des paysages de villes futuristes ?

« C’est pour cela que je l’ai choisie ! Je ne voulais pas me plonger dans la ville, c’est pour cela que j’ai refusé Hong Kong, qui est la ville des villes… J’ai dessiné assez de fenêtres dans ma vie (il sourit). J’avais envie d’être bousculé, après 50 ans de bande dessinée. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est de travailler l’utopie. Dans le meilleur comme dans le pire, bousculer les idées pour imaginer le futur du monde. »

D’où vous vient cette fascination pour les villes ?

« Du fait que j’ai grandi avec un père architecte, probablement, et entouré de toute une famille d’oncles et de cousins, tous architectes. C’est ce qui m’a donné envie de faire autre chose, mais au-delà ce ça, je les ai vus rêver : rêver les villes et le monde de demain. Surtout mon père qui, dans les années 70, a dessiné des maisons à une époque où on faisait table rase du passé, on était alors prêts à détruire Bruxelles pour tout rebâtir. Il est heureux qu’il ait parfois été arrêté dans ses idées (il rit) Mais pour moi, il ne s’agit pas d’architecture au sens propre, mais du rapport de l’homme et de son environnement, son rapport à l’espace, les tensions qui existent entre nous et le monde, c’est cela qui continue à me donner envie de dessiner. »

Mars, vue par Schuiten

On sent chez vous une grande affection pour Bruxelles. D’où vient-elle ?

« C’est ma ville ! Mais c’est aussi une ville sans doute mal aimée. Peut-être qu’à  force de la dessiner, je tente de parvenir à la comprendre, la réinventer, à l’apprivoiser en fait. Je cherche comment vivre avec elle, parce que par son histoire, elle induit une relation de type amour/haine avec ceux qui y vivent, nous avons exploré tout cela avec Benoit Peeters, mais au final c’est une ville qui nous construits comme auteurs. Bruxelles, c’est un chaos bizarre et fascinant, mais aussi traversé de tant de cultures, de talents, d’histoire…  C’est une ville ou souvent la réalité dépasse la fiction. »

Ce rapport à votre ville a t’il influencé votre travail sur la planète Mars ? Y a t’il un peu de Bruxelles sur votre Mars idéal ?

« Assurément ! A force de la dessiner, de rentrer dans le regard de ceux qui l’ont construite et pensée, Mine de rien, vous entrez dans un monde ou le réel et la fiction de sont mêlés.  Je suis en permanence dans un monde un peu fantastique, un peu surréaliste. Il y a des racines profondément fantastiques dans notre pays, et donc cela devait forcément se ressentir dans mon travail sur cette planète vierge, j’ai eu le désir de travailler et de creuser cette dimension fantastique. »

D’après-vous, où se niche est l’âme d’une ville ?

« C’est ce qu’on ne voit pas ! C’est pour cela que j’aime le dessin, car il apporte quelque chose que la photographie ne peut pas nous donner. Le dessin révèle, il sublime, pour exister, il doit trouver la dimension invisible. Et Bruxelles est une des villes les plus intéressantes quand on s’intéresse à ce qui ne se voit pas. Le charme de Bruxelles ne se donne pas comme ça, Il faut du temps, contrairement à Paris qui est grandiloquente mais qui a tendance à cacher la misère sous le tapis. Bruxelles, c’est le contraire, on n’y a pas éjecté les communautés fragiles en banlieue, elles vivent au cœur de la ville. En s’y promenant, on voit des gens, des maisons, des jardins et des personnages formidables… Et puis c’est une ville d’artistes, car Bruxelles est très ouverte et cosmopolite, elle est accueillante pour les artistes, ils s’y sentent bien. L’âme d’une ville, c’est quelque chose de troublant et de subtil.

C’est très compliqué de faire visiter Bruxelles à un touriste, par exemple : on a envie de de lui dire : « ne regarde pas par-là, mais plutôt par ici ». Alors qu’en fait, on doit accepter qu’elle est comme elle est, un chaos de bric et de broc qui est au final sa plus grande richesse. Elle est à l’image du monde qui est le nôtre. Bruxelles nous projette au cœur même de notre époque avec ses tensions et ses contradictions. C’est pour cela que je l’aime tant.»

François Schuiten et Sylvain Tesson, Travel Book Mars, ed. Louis Vuitton, 45€

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