Mode : comment le style belge a évolué selon Pierre Degand et Edouard Vermeulen ?

À l’occasion de l’anniversaire de leurs deux maisons, nous avons organisé un tête-à-tête animé entre Edouard Vermeulen, fondateur de Natan, et le tailleur Pierre Degand. Un dialogue entre deux passionnés, visiblement complices, et fins observateurs du monde qui les entoure.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS INGRID OTTO. |

En 1983, Lech Walesa recevait le prix Nobel de la Paix, David Bowie chantait Let’s Dance, la première montre Swatch voyait le jour, le sulfureux Été Meurtrier enflammait les cinémas et Yannick Noah sortait victorieux de Roland Garros. À Bruxelles, sur l’avenue Louise, deux entrepreneurs de moins de 30 ans s’installaient dans de sublimes hôtels de maître.

L’un pour poursuivre une affaire démarrée sur la côte dans le registre du prêt-à-porter masculin. L’autre en tant que décorateur puis, très vite, de créateur de mode féminine. En cette fin d’été, nous avons rendez-vous avec Edouard Vermeulen et Pierre Degand au Savoy, une institution du quartier Brugmann, où ils ont leurs habitudes. Il faut dire que les traditions, ça les connaît. Voilà quatre décennies qu’ils habillent les hommes et les femmes les plus chics de Bruxelles et pas mal de célébrités : les familles royales belge, néerlandaise et luxembourgeoise pour le premier.

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Christian Clavier ou encore Stromae pour le second, qui arrive d’abord à ce rendez-vous. Pierre Degand est en costume bleu. Dans la poche de son veston, une pochette, sa marque de fabrique : il ne sort jamais sans. Son complice arrive quelques minutes plus tard. Le matin, il nageait dans la mer. Il a ensuite rencontré les acheteurs du magasin parisien Le Bon Marché (où la marque est désormais vendue) avant de nous rejoindre. Décontracté, Edouard Vermeulen porte un pull marine et un fin blazer... Degand. Le ton est donné. La discussion peut commencer. On remonte dans le temps, en 1983 plus précisément...

Pierre Degand J’avais 28 ans et je venais d’arriver à Bruxelles après avoir tenu un magasin à la mer pendant dix ans. Ma mère était dans le vêtement pour dames. L’achat de cet hôtel de maître, c’était une folie. J’ai fait plusieurs banques avant d’en trouver une qui m’accorde mon prêt. Un banquier m’a finalement fait confiance. Mon histoire l’a séduit. J’ai eu mon chèque en cinq minutes. Aujourd’hui, ça ne se passerait plus aussi facilement. Le bâtiment était dans un état pitoyable. À l’époque, face à des maisons mythiques comme Old England ou De Vlaminck, je n’étais personne. Les tailleurs pour hommes se comptaient par dizaines. Personne ne m’attendait. De plus, les hommes – surtout à l’époque – étaient fidèles ; on ne les faisait pas facilement changer de coiffeur, de tailleur ou de garagiste. Mais comme les gens étaient curieux de voir comment j’avais transformé ce bâtiment, ils ont passé la porte du magasin. Je possède d’ailleurs encore une méridienne achetée chez Edouard à ses débuts. Je pense qu’entre-temps, on l’a fait recouvrir trois fois.
 

Edouard Vermeulen – Pierre et moi nous sommes connus à la mer, dans la boutique de sa maman. J’ai quatre ans de moins que lui, mais à 23 ans, lorsque j’ai fondé Natan, je débutais dans le métier. Les maisons qui habillaient la bourgeoisie belge de l’époque me fascinaient. Mon passage vers le vêtement est le fruit du hasard. Mon nom de famille était difficile à prononcer pour les francophones. J’ai donc décidé de prendre celui de Paul Natan, le couturier qui occupait le bâtiment avant moi. Comme les femmes poussaient la porte de mon magasin de décoration en croyant trouver des robes, ça m’a donné des idées. Au début des années 80, la Belgique découvrait le prêt-à-porter avec des marques comme Strelli et Scapa. Moi, je n’avais aucune prétention. J’ai commencé avec des pièces en coton. Puis, très vite, j’ai réalisé des robes de fiançailles pour certaines clientes. Dans les années 80, la mode était dictée par de nombreux codes. On s’habillait pour dîner, aller à un cocktail, au théâtre... Aujourd’hui, c’est pour les tenues de mariage que les attentes sont les plus fortes. Dès la fin de l’été, les gens veulent savoir à quoi ressemblera notre collection de l’été suivant. Mi-novembre, je presse mes ateliers pour que les premières pièces arrivent en boutique.

Edouard Vermeulen, le décorateur qui décide de se lancer dans le prêt-à- porter.  ̋Au début des années 80, la Belgique découvrait le prêt-à-porter avec des marques comme Strelli et Scapa. Moi, je n’avais aucune prétention. ̋

La tendance casual 

Pierre Degand – La pièce phare de Natan, c’est la robe. Chez Degand, ce que nous vendons le plus, désormais, c’est le chino et la veste décontractée. L’arrivée de la tendance “casual chic” a rendu tout... trop casual. Beaucoup d’hommes osent entrer en short dans un restaurant ! Pendant la pandémie, quand je m’arrêtais à la terrasse du Savoy, les femmes étaient en petites robes. Les hommes étaient habillés n’importe comment. C’est ça qui m’a donné l’idée de créer un T-shirt plus chic en coton organique, à double col et décliné dans des couleurs sobres.

Edouard Vermeulen – En quinze ans, les habitudes des Belges ont changé. Les femmes veulent des pièces pratiques pour aller travailler. Les mères et les filles s’habillent de la même manière. Plus personne n’a envie d’afficher son âge réel au travers de ses vêtements. Je me souviens de ma mère en robe Scherrer et petits talons à l’occasion du mariage de mon frère. Elle avait 55 ans. Aujourd’hui, plus personne ne s’habillerait comme ça. Ce matin encore, j’ai observé une mère et sa fille dans l’une de nos boutiques. Face à un pantalon, j’ai entendu la mère dire “Tu le prends ou je le prends ?” Les générations se chevauchent comme jamais. Les silhouettes changent également. Avant, le 42 était notre meilleure taille. Aujourd’hui, c’est 38. En dix ans, nous avons changé plusieurs fois nos bustes. D’un point de vue créatif, c’est plutôt une bonne chose. Ça permet à nos équipes de créer des pièces stylistiquement plus audacieuses qu’on ne pourrait pas forcément décliner en grandes tailles. J’ai aussi l’impression qu’après des années de fast-fashion, les jeunes ont envie de revenir à des choses plus uniques. Les femmes s’habillent chez nous, y compris pour des pièces plus décontractées. J’avoue que moi-même, j’ai adopté un look très simple au quotidien. En hiver, hormis pour sortir, je suis souvent en col roulé John Smedley acheté chez Degand. Sur un faire-part de mariage, quand le dress code indique Summer chic, à peine un tiers des hommes portent une cravate.

Pierre Degand – Au début de ma carrière, on achetait un costume de demi-saison, un autre de voyage ou de cocktail... Aujourd’hui, la force d’une silhouette réside davantage dans le détail : une belle chemise, des boutons de manchettes, une pochette, une belle paire de souliers... Pour ma part, je me cantonne toujours à deux teintes maximum par silhouette, mais on peut tout à fait associer plusieurs couleurs et imprimés, comme le prince Charles qui, à mon sens, a contribué à montrer qu’on pouvait faire preuve d’audace tout en restant chic. Je viens d’habiller des hommes pour un mariage à Taroudant. Côté couleurs, on a osé des choses un peu folles. Quand ils doivent s’habiller pour un mariage, la plupart des hommes attendent la dernière minute pour acheter leur costume. Avant, ils venaient souvent seuls. Désormais, leur femme les accompagne. Et elles ont souvent des idées très tranchées (il sourit). Notre force réside dans le conseil. On connaît notre métier et on dispose d’ateliers de retouche qui font la différence...

Pierre Degand :  ̋L’arrivée de la tendance casual chic a rendu tout... trop casual. Je défendrai toujours cette vision de l’élégance, qui est mon ADN. ̋

Les adresses : La Maison Degand, Av. Louise 415, 1050 Bruxelles / Natan Couture.

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