À la rencontre d’un peuple qui ne voit pas les couleurs

La photographe belge Sanne De Wilde est partie à la découverte de l’île de Pingelap, une île paradisiaque de Micronésie où les habitants sont incapables de voir les couleurs.

Par Tiffany Sales. Photo : © Sanne De Wilde. |

Dans les photographies de Sanne De Wilde réalisées sur l’île de Pingelap, tout est déstabilisant. De la végétation luxuriante du paradis tropical qui se pare de rose à la mer grise qui berce les pirogues des habitants colorés en noir et blanc.

Ce monde de rêverie innocente capturé par la photographe belge n’est pas uniquement le fruit de son imagination. Il tente de retranscrire la vision des habitants de l’île micronésienne de Pingelap. Surnommée « The Island of the Colorblind » (littéralement, l’île des daltoniens), Pingelap abrite un pourcentage étonnement élevé d’individus souffrant d’achromatopsie, une forme de daltonisme très rare caractérisée par une mauvaise vue, une incapacité complète à distinguer les couleurs et une sensibilité extrême à la lumière. Une sensibilité qui oblige les achromates de Micronésie à s'adapter et réduire leur vue en usant de stratégies comme le clignement, le plissement d’yeux, en protégeant leurs yeux, ou en se positionnant selon les sources de lumière.

Alors que l’achromatopsie ne touche qu’1 personne sur 50.000 dans le monde, sur cette île perdue au beau milieu de l’océan pacifique, le compteur s’affole puisque 10% de la population de l’île (soit, environ 250 habitants) voit le monde en noir et blanc.

"Je lui ai demandé de se tenir immobile et de regarder la lumière. Naturellement, à cause de sa vulnérabilité face à la lumière, ses yeux se sont retournés vers l’arrière de sa tête tandis qu’il regardait la lumière." - The Island of the Colorblind. © Sanne De Wilde.

Mais comment cette maladie rare s’est propagée sur l’île ? En 1775, un typhon a ravagé l’île. La grande majorité de ses 1 000 habitants ont péri dans les vagues ou ont succombé à la famine. Seule une vingtaine d'entre eux ont survécu, parmi lesquels de rares hommes, dont le roi Mwahuele, porteur de l’anomalie, qui se chargera de repeupler rapidement ses terres avec plusieurs femmes, dont quelques-unes étaient aussi porteuses du gène. Pendant cinq générations, l’île s'est ainsi repeuplée dans la consanguinité, ce qui a eu pour conséquence de faire monter en flèche le nombre d’achromates. 

« La couleur est juste un mot pour ceux qui ne peuvent pas la voir »

Fascinée depuis toujours par la génétique et la manière dont vivent les personnes touchées par une anomalie (elle s’était notamment fait connaître avec The Dwarf Empire, une série sur un parc d’attractions en Chine peuplé d’une centaine de nains), Sanne De Wilde a embarqué son appareil photo et est partie à la rencontre de ce peuple afin de raconter leur histoire.

"Ce perroquet à l’œil à moitié ouvert était le point de départ du projet, un symbole 'tropical' des couleurs. L’image a ensuite été colorée par une achromate qui ne savait pas quelle couleur elle utilisait (et qui les a pourtant appliquées conformément à la réalité)." - The Island of the Colorblind. © Sanne De Wilde.

Dans les pages de « The Island Of the Colorblind », un livre édité chez Hannibal, trois types d’images se mêlent et s’entremêlent : des photographies à l’infrarouge, certaines en noir et blanc et d’autres peintes et colorisées par les habitants hypersensibles à la lumière, qui ne sont pas sans rappeler le filtre Willow d’Instagram. « C’est une tentative photographique de regarder avec leurs yeux. J’ai beaucoup parlé avec les habitants pour comprendre leur ressenti. Leurs noir et blanc n’ont rien à voir avec les nôtres ou ceux qu’on utilise en photographie (…) Je ne prétends pas faire des images qui montrent exactement comment ils voient le monde. J’essaye juste de dévoiler qu’il y a mille façons de le voir. »

Sanne De Wilde - Island of the Colorblind from Kehrer Verlag Heidelberg on Vimeo.

Qu’est-ce que la normalité ?

Devant les paysages oniriques colorés de bleu et de rose pastel, la photographe anversoise suscite notre réflexion concernant la place des couleurs dans nos vies. « Imaginez des flammes en noir et blanc, des arbres devenus roses, des vagues de gris, un arc-en-ciel revisité ». Au final, qui a raison entre ceux qui voient les arbres verts et celui qui peut l’imaginer au gré de ses envies ?

"Une pile de filets de pêche ressemblant à un mont à côté de l’aéroport national de Pohnpei, à partir duquel des petits avions (qui peuvent transporter entre 4 et 6 personnes) décollent en direction de Pingelap." The Island of the Colorblind - © Sanne De Wilde.

Quand l’artiste a demandé aux habitants de l’île ce qu’ils feraient s’ils avaient la possibilité de voir les couleurs « normalement », la plupart ont d'ailleurs répondu qu’ils refuseraient.

« Je ne sais pas trop, est-ce que ça ne bouleverserait pas complètement mon monde, si moi, photographe spécialisé dans le noir et blanc, je pouvais soudainement voir en couleurs ? Peut-être que ça ruinerait complètement ma spécialité", raconte Paul, tandis que Lisa accepte d'essayer "seulement si je peux arrêter quand je veux". »

"Jaynard (un achromate) joue dans le jardin avec la branche d’un bananier qui a dû être abattu. Il porte le masque que je lui ai fabriqué pour Halloween. Il l’a tellement aimé qu’il l’a porté des jours durant." - The Island of the Colorblind. © Sanne De Wilde.

The Island of the Colorblind de Sanne De Wilde. 160 pages, 85 photographies couleurs. http://sannedewilde.com