Rencontre avec Pierre Hardy, l'homme derrière le succès des chaussures Hermès

Directeur de création de la chaussure, bijouterie et joaillerie d’Hermès et créateur de sa propre griffe d’accessoires, Pierre Hardy nous a accordé un entretien généreux, entrecoupé d’éclats de rire. Un moment aussi rafraîchissant qu’une jolie mule d’été. 
 

Par Marie Honnay. Crédit photo : Matthieu Raffard |

Entre Pierre Hardy et Hermès, on peut parler d’une longue histoire d’amour. Ça fait en effet plus de trente ans que le créateur dessine des objets d’affection pour la maison française. Un certain temps quand on pense au turnover impressionnant qui régit le secteur de la mode. Il faut dire qu’Hermès est une maison qui aime cultiver sa différence. Un peu comme si, malgré sa renommée planétaire et le caractère iconique de ses pièces phares, elle avait inventé le concept même du low profile.

Chez Hermès, on ne parle pas pour ne rien dire. Décrocher une interview ressemble donc à un petit défi journalistique. Le relever vous donne en contrepartie l’occasion de vivre un échange sincère avec de vrais passionnés. Le jour de notre rencontre, Pierre Hardy porte un pull marine, un pantalon gris et de jolis mocassins en daim. Mais si le Parisien a su enchaîner les saisons et les collections sans lasser, ni tomber dans le fashion faux-pas, c’est qu’il est passé maître dans l’art du twist ludique et décalé comme il nous l’a expliqué lors de ce face-à-face au QG d’Hermès à Paris.

Découvrez en vidéo pourquoi les marques de luxe imaginent des sandales moches :

La chaussure est un objet de fantasmes. Mais au-delà de l’objet, c’est un accessoire qui permet de marcher. Il doit donc reposer sur des bases solides et une approche pragmatique. Comment se passe le processus créatif ?

« Je dirais que mon travail commence quand les questions de solidité et de confort sont résolues. Le travail du designer, c’est de s’appuyer sur ces soubassements et de les faire oublier. La mode doit éblouir, faire envie. Face à un objet, on doit se dire : “Je veux ça” ou mieux encore “Je veux devenir ça”. Les deux aspects - beauté de l’objet, qualité des matières et fonctionnalité / confort - de la création sont indissociables, mais si on perçoit l’effort fourni, c’est raté. Face à un produit, le client ne doit percevoir que le côté amusant des choses. Même si, derrière, il y a un métier et surtout, les mains des artisans. Si elles ne sont pas au rendez-vous, aucune création n’est possible ».

Quand on observe les différents éléments d’une collection, on perçoit, en marge des iconiques de la maison, de petits ovnis. Créer l’inattendu, c’est aussi votre rôle ?

« Là encore, on peut parler d’équilibre. La maison Hermès est porteuse d’une longue histoire. Mon rôle consiste à la transposer dans le présent et à la rendre intéressante pour les nouvelles générations. Cette idée de renouvellement, j’adore ça ! Prenez le fermoir Kelly. J’aime l’idée de le détourner ou de changer sa forme emblématique tout en conservant sa fonction première. Le cuir fait aussi partie des belles histoires d’Hermès. Quand je dessine des sandales découpées d’inspiration gréco-romaine, mon but, c’est de faire valoir la beauté de la peau. Le design est très simple - trois morceaux de cuir pliés - et le montage traditionnel. C’est une chaussure qui évoque des souvenirs archaïques. Cette saison, j’ai aussi imaginé des sandales à talon bijou qui évoquent la Chaîne d’ancre. C’est un clin d’œil à l’ADN de la maison, mais aussi aux bijoux que je conçois pour Hermès. Dans une collection, il faut qu’il y ait de la joie. Sinon, on s’ennuie. Comme la vie, la mode est constituée de moments. Et certains se vivent de manière impulsive et dans la légèreté. »

Une chaussure de luxe, c’est quoi ? En quoi est-elle différente des autres ?

« Le luxe, c’est une exigence par rapport aux matières. Depuis quelques années, face aux nouveaux enjeux écologiques, la recherche de beaux cuirs s’est complexifiée. Mais le luxe ne serait pas le luxe sans la main de l’homme. Dans le registre de la chaussure, le savoir-faire est en Italie. Je connais les artisans avec lesquels nous travaillons depuis plus de 20 ans. J’aime dire qu’ils me comprennent à ‘demi dessin’. Là-bas, pour qualifier ce savoir-faire, on parle de ‘mano felice’. Ces gens ont l’œil, mais aussi la compréhension de l’objet et l’envie de viser la perfection dans la fabrication. Là encore, ce qui est fascinant, c’est de voir comment, sur une chaussure, les artisans combinent des gestes manuels (choix des peaux, points de couture, positionnement des boucles...) et montage en machine. »

Vous venez de parler de durabilité. C’est une nécessité, mais aussi de grosses contraintes. Cela vous bloque-t-il dans votre processus créatif ?

« Tout processus créatif est lié à des contraintes. Celles liées aux enjeux écologiques ne sont que l’une d’elles. Si, au final, la chaussure est belle et désirable, on oublie vite tout le travail qu’il y a derrière »

La désirabilité passe aussi par la couleur, non ?

« Oui, vous répond l’homme habillé en bleu marine et gris (il rit). La chaussure est, ne l’oublions pas, un objet de mode. Dans notre monde confortable et édulcoré, personne n’a besoin d’une nouvelle paire de chaussures. Si j’en dessine de nouvelles chaque saison, c’est pour créer l’étonnement. Les carrés Hermès sont un excellent exemple de cette approche de la couleur. La soie, c’est comme le cuir. Elle diffuse la couleur et la sublime. C’est très libérateur. L’univers de l’homme - je pense ici notamment au boom des sneakers fluo - est aussi une grande source d’inspiration. Avant, quand un homme stylé osait le mocassin bordeaux ou la basket blanche, c’était déjà un exploit. Je pense sincèrement que la tendance sportswear a décoincé l’homme. »

On parle beaucoup de mixité dans le vêtement. Cela concerne aussi la chaussure?

« Au cours de ma carrière, j’ai pu observer de nombreuses vagues unisexes, le plus souvent initiées par l’univers de la musique. Je pense notamment aux chanteurs et chanteuses des années 70 et 80. Pendant la décennie suivante, on a quelque peu marginalisé le phénomène, mais il revient aujourd’hui. Pour les jeunes, cette mixité est une évidence. Elle fait partie de leur vie. J’en reviens d’ailleurs à cette idée de la sneakers qui, à mon sens, est la solution toute trouvée au tabou du no-gender. Sans cet accessoire, les hommes auraient moins facilement accepté d’adopter l’orange ou le rose. La jeune génération d’hommes veut porter des jupes. Où est le problème ? Au moins 50 % de notre collection n’a pas de genre. C’est le cas de nos mocassins, mais aussi de nos simples sandales en veau. Le changement est en marche. Ce qui est fascinant dans la mode, c’est comment elle récupère les tendances sociétales pour les revisiter ensuite. »

Il n’y a vraiment plus que les chaussures à talons qui sont chasse gardée…

« Oui, mais là encore : on sent un profond changement. De moins en moins de femmes font encore le sacrifice de se percher sur des talons de 12 cm. De tout temps, la mode n’a été qu’une somme de contraintes : avoir la bouche plus rouge ou la taille plus fine, les ongles plus longs ou se grandir… De petits gestes qui permettent de se rapprocher d’un idéal. La chaussure est un tout petit geste dans ce sens. Ces transformations impliquent pas mal de sacrifices que certaines femmes sont prêtes à faire. Chez Hermès, nous restons raisonnables. Pour un escarpin ou une sandale, le record de hauteur est autour de 10 cm, mais malgré ça, le but d’un accessoire de luxe reste néanmoins de vous aider à devenir quelqu’un. À vous de décider qui et quelle hauteur de talons vous souhaitez porter (il rit). »

Vous êtes un homme. Quand vous créez pour les hommes, vous y prenez-vous  d’une manière particulière. En d’autres termes, faites-vous « comme pour vous » ?

« La phrase la plus juste que j’aie entendue à ce sujet est celle du designer Yohji Yamamoto qui disait : Quand je dessine pour les femmes, je pense : ‘May I help you ?’ . Quand c’est pour les hommes : ‘Hey guys, let’s go !’. Quand j’imagine une chaussure pour une femme, c’est forcément l’objet de mes projections. Pour un homme, je pense plutôt en termes d’idéaux auxquels je peux m’identifier… ou pas. Vouloir être Marlon Brando, Mick Jagger, Justin Bieber… ou juste soi. Dans tous les cas, je n’aime pas les déguisements. Je ne pense pas qu’il faille se faire violence pour paraître branché si on ne le sent pas. J’ai par exemple un ami, ultra classique qui estime que le noir, c’est vulgaire, que ça fait rockeur. Il ne porte donc que du marine. Le marine, ce n’est pas que la couleur des écoliers. C’est aussi celle des marins et d’une foule d’autres choses. Même les personnes classiques sont sujettes aux changements et aux modifications. La force de la mode, c’est ça : adapter ses classiques pour y apporter des micro-modifications à peine perceptibles ou au contraire opérer des changements spectaculaires. Tout dépend où on place le curseur. » 

Quand on dessine pour Hermès, mais qu’on développe son propre label, comment trouve-t-on chaque saison une double inspiration ?

« Je suis adepte d’un minimalisme radical. Quand je crée pour Hermès, je ne peux pas le nier. Il fait partie de ma personnalité. Lorsque je dessine des mules en cuir noir très simples, c’est moi. Cela dit, Hermès est une maison riche d’héritage qui me permet d’inviter de la fantaisie au milieu de ces essentiels. Entre Hermès et ma marque, il y a peu de vases communicants. C’est un peu comme vivre dans deux maisons: une à la mer et l’autre à la campagne. Quand je dessine une collection pour mon jeune label, c’est comme si je posais une brique du mur de fondation. Hermès, c’est un vaste domaine avec beaucoup de dépendances qui dépassent largement le cadre de mon travail. Au travers de mon dialogue avec les différentes équipes, je suis guidé vers de nouvelles idées. Les stimuli sont permanents, alors que dans mon studio, je suis seul à bord. Et aussi étrange que ça puisse paraître, c’est plus compliqué (il sourit). »

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