Une poupée virtuelle comme égérie de luxe ?

Créées de toutes pièces par des programmes informatiques et révélées sur les réseaux sociaux, les influenceuses digitales se taillent une place dans le paysage de la mode. Décryptage d’un phénomène parti pour durer.

PAR CORA DELACROIX, PHOTOS D.R. |

Une pointe de pied tournée vers le sol, la main droite posée sur la hanche, la tête légèrement inclinée... Flanquée d’un ensemble survêtement et de baskets siglés Ellesse, elle prend la pose avec le naturel de celles qui ont toujours su se tenir devant un objectif. Ce qui différencie cette jeune femme noire des autres mannequins qui ont participé à la campagne printemps-été de la marque de sport italienne ? C’est qu’elle n’existe pas ! Même en zoomant sur l’une des images de la campagne, difficile de s’en apercevoir.

Shudu, traits délicats et grain de peau parfait, se définit comme “premier super-modèle digital du monde” sur son compte Instagram (@shudu.gram), où elle est suivie par plus de 170 k personnes. La jeune femme prétendument originaire d’Afrique du Sud a en effet vu son nombre de followers exploser lorsque, l’année dernière, elle figurait parmi les égéries Fenty Beauty, la marque de cosmétiques lancée par Rihanna.

Façonnée à l’aide de programmes informatiques par Cameron- James Wilson, un ancien photographe de mode britannique à peine trentenaire, Shudu n’est pas un cas isolé : Miquela Sousa (@lilmiquela), @perl.www, @Noonoouri sont aussi des personnages virtuels populaires sur Instagram, et à l’apparence plus ou moins réaliste. En s’affichant avec des vêtements numérisés, certaines enchaînent les partenariats avec les marques les plus en vue, notamment de luxe.

Dans le radar des marques 

À l’occasion du défilé Prada automne-hiver 2018, @lilmiquela a pris le contrôle du compte Instagram de la marque et posté des portraits d’elle dans des reproductions du show en 3D. Mini-frange brune et minois parsemé de taches de rousseur pixelisées, la “jeune femme” — qui fait aussi de la musique ! — est suivie par plus d’un million et demi de personnes.

Mixant allègrement des pièces streetwear avec du Proenza Schouler, elle pose avec sa bande de copains virtuels dans les lieux branchés de Los Angeles, et s’est retrouvée plusieurs fois en couverture des magazines les plus pointus.

Mais pourquoi la mode s’intéresse-t-elle à ces modèles virtuels ? "Ce n’est pas étonnant que l’industrie se saisisse de ce phénomène, car aujourd’hui, n’importe quelle forme d’influence est rapidement intégrée au système de la mode. Elles sont certes virtuelles, mais leur communauté est bien réelle, donc prête à liker, à cliquer et à consommer. Le monde du luxe est plus que jamais tourné sur l’objectif de retour sur investissement. Ce qui compte avant tout, c’est la capacité de créer du visible et du désir", analyse Benjamin Simmenauer, philosophe et professeur à l’Institut français de la mode (IFM).

Certains créateurs de mode aiment jouer avec les mondes virtuels : fin 2015 déjà, Nicolas Ghesquière, directeur artistique des collections femme chez Louis Vuitton et fan de manga, avait choisi Lightning, un personnage du jeu vidéo Final Fantasy, comme égérie. Une partie de la réponse serait donc pour capter la génération des Millennials.

Les maisons de mode doivent montrer qu’elles sont en phase avec leur époque en multipliant les propositions dites “disruptives”. Ainsi, Dior collabore avec @Noonoouri. En mai 2018, la petite créature au physique de poupée Bratz a pris les commandes du compte Instagram de la maison pour son défilé Croisière 2019. 

"J’ai rencontré Maria Grazia Chiuri, directrice artistique, lors d’une conférence. Travailler avec elle est un rêve devenu réalité", affirme son créateur Joerg Zuber, de passage à Paris pour la Fashion Week. Le nombre de followers (donc, la cote de popularité) de @Noonoouri a grimpé quand Carine Roitfeld, papesse du style, a posé avec elle pour son magazine CR Fashion Book. Aujourd’hui, l’avatar compte plus de 273 k abonnés, dont Kim Kardashian et Naomi Campbell.

Pour rester fidèle à son image “cute, curious, couture”, le Munichois dit refuser de nombreuses demandes de collaboration venant de marques. "Chaque post, mélange de 3D, de photographie et de graphisme, nécessite deux à trois jours de travail", se justifie-t-il. "J’ai par ailleurs voulu qu’elle n’ait pas l’air réelle, mais aussi qu’elle défende des causes, comme la lutte contre le cancer."

Entre fake et réalité 

Les influenceuses virtuelles, porteuses de messages ? Sara Decou et Trevor McFedries, fondateurs de la start-up d’intelligence artificielle Brud à Los Angeles, à l’origine de Miquela, érigent cette jeune femme de 19 ans en défenseuse du mouvement Black Lives Matter et de la cause LGBTQ.

De son côté, dans une interview publiée sur le site Dazed Beauty à l’automne 2018 lors du lancement de sa ligne de make-up virtuelle, @perl.www, avatar “né et ayant grandi sur Internet” à l’air mutin, encourage chacune à assumer ses imperfections.

"L’inclusivité est ici poussée à son paroxysme : même la beauté virtuelle est acceptée. C’est l’avènement d’une nouvelle esthétique, où l’on accepte que la frontière entre réel et virtuel devienne poreuse", remarque Claire Savary, fondatrice du bureau de tendances Liberté.

En effet, à l’heure où les réseaux sociaux sont omniprésents et où la beauté est standardisée, quelle est la différence entre une image d’avatar et un selfie ultra-retouché posté par l’influente Kylie Jenner ? "Les utilisateurs savent que certaines photos d’influenceurs sont systématiquement modifiées", poursuit Claire Savary. "Avec ces figures, les abonnés sont certains qu’on ne leur ment pas sur la marchandise et ils ne se sentent pas dévalorisés. Il existe forcément une place pour du “fake” qui s’assume."

Remplacer les mannequins ? 

Malléables, capables d’être sur plusieurs lieux à la fois, ne nécessitant pas de frais de shooting, les influenceuses virtuelles seraient-elles en passe de détrôner les tops et de prendre leur job ? Le designer américain Michael Kors a pour sa part déclaré ne pas être intéressé par ces modèles virtuels, mais seulement par de vraies personnes avec de "vraies personnalités".

Et l’automne dernier, la Virtual Army de Balmain a créé une controverse sur Internet : pourquoi ne pas avoir fait travailler des mannequins professionnels de toutes origines ? Margot, Shudu et Zhi sont toutes trois le produit de l’occidental Cameron- James Wilson et de son agence The Diigitals.

"C’est quand même la préfiguration d’un phénomène qui va se développer", avance Elisabeth Azoulay, historienne de la beauté et auteure de 100 000 ans de beauté. "Depuis le XXe siècle, le corps humain se rapproche de la machine. Travailler avec ces mannequins robots est déshumanisant au sens étymologique du terme, car l’homme s’est toujours construit par opposition à l’animal, avec tous les gestes de beauté que l’on connaît. Mais aujourd’hui, l’animal n’est plus la frontière, puisqu’il a quasiment disparu du paysage."

Alors que dans la mode, l’intelligence artificielle ne se limite plus à des questions logistiques et investit la prédiction des tendances et la création, les avatars deviendront-ils la norme ? La réponse, dans quelques années...

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