Entretien avec Christian Louboutin, le businessman à la semelle rouge

Il a fait de la semelle rouge, sa marque de fabrique. Une signature née par hasard, qui confère à ses créations une touche sexy assumée, voire revendiquée ! Portrait d’un businessman qui en a sous le talon !

PAR ANNA MURPHY / THE TIMES/ THE INTERVIEW PEOPLE, ADAPTATION INGRID VAN LANGHENDONCK. PHOTOS D.R. |

Il est l’homme qui a transformé en porc-épic hérissé de clous tous les modèles de chaussures imaginables, en allant des banales baskets jusqu’aux talons de 12. Il est celui qui a inventé l’escarpin à plateforme cachée, et aussi, celui qui a finalement gagné la bataille juridique afin de faire protéger par copyright sa fameuse semelle rouge, sa signature...

Une marque de fabrique pourtant née tout à fait par hasard : un petit coup de génie créatif, un peu de vernis rouge étalé sur la semelle d’un escarpin rose afin de le faire correspondre à l’esquisse qu’il en avait faite, et ainsi était né le détail qui a tout changé dans le parcours du créateur...

"Qui a encore besoin d’une paire d’escarpins noirs ? Probablement chaque cliente en a déjà une ou deux paires. C’est donc juste une question de désir, pas de fonctionnalité. Il arrive fréquemment qu’une cliente entre pour une paire de chaussures de couleur, affirmant qu’elle possède bien assez de noir, puis vous la voyez quitter le magasin avec une paire d’escarpins noirs parce que mes iconiques savent éveiller le désir... C’est cela la base même de mon travail ! Vous avez différents types de créateurs : ceux qui ne se fient qu’à leur vision et n’y incluent presque personne et ceux, dont je fais partie, qui considèrent qu’ils travaillent pour d’autres. Je ne pense pas que l’un ou l’autre soit le plus créatif, c’est juste une approche différente. Mais en ce qui me concerne, je n’oublie jamais que je travaille pour les femmes. C’est fondamental pour moi !"

Stratégie de l'observation

À ceux qui lui reprochent que ses chaussures sont “trop” sexy, voire pornographiques, il répond : "Je suis tout à fait d’accord avec eux ! Certaines de mes chaussures peuvent tout à fait être perçues comme un objet pornographique ou comme une chaussure qu’on ne porte qu’au lit. Mais ce ne sont pas les seules que je dessine, il y a toute une collection. Et puis, cela dépend de votre perception personnelle.

Un jour, j’étais dans une de mes boutiques, et une femme très classique, BCBG, est entrée. Elle a essayé un stiletto noir et s’est exclamée qu’elle avait l’air super-sexy. Le même jour, une autre femme est entrée. Une femme sexy, opulente, au look voyant. Quand elle a enfilé la même paire d’escarpins, elle a dit que c’était très élégant... Vous savez, je voudrais que chaque femme ressente son moment Cendrillon avec mes créations. Je cherche à transformer les rêves en réalité."

Mais l’homme est aussi un businessman avec les pieds bien sur terre, et sa stratégie repose essentiellement sur l’observation. Il se plaît à observer encore et encore comment les femmes interagissent avec son produit. "J’ai remarqué par exemple, que quand une femme se regarde dans le miroir dans mes boutiques, elle ne regarde pas ses chaussures. Elle se regarde, elle, sa posture, son allure. Alors que les hommes, eux, regardent la chaussure, et rien que la chaussure."

Ce souci de faire coller sa création à une silhouette est né quand, à 17 ans, Christian Louboutin travaillait en coulisse au cabaret des Folies Bergères : "Je brodais des sequins, je collais des bretelles, je faisais le café ou transmettais aux danseuses les lettres de leurs admirateurs. C’est là que j’ai commencé à examiner les corps, la stature, la silhouette et à imaginer la chaussure qui pourrait sublimer cela.

Ces danseuses sont comme des oiseaux de paradis, elles m’ont un jour expliqué qu’elles aimeraient avoir l’air de ne pas porter de chaussures, que leurs pieds soient juste la prolongation de leurs jambes. C’est de là que m’est venue l’idée de la plateforme cachée, qui offre une hauteur maximale tout en diminuant la cambrure. C’est aussi pour cela que j’ai imaginé un escarpin nude, hyper décolleté. Une danseuse de cabaret est calibrée, on mesure la longueur de sa jambe de son maillot à la naissance de sa chaussure, la découpe d’un escarpin peut lui ajouter un centimètre."

C'est votre chaussure qui vous porte

Le talon, une obsession ? Pas vraiment, il dessine également des chaussures plates, mais n’aime pas l’entre-deux. "Les petits talons (il soupire)... J’ai perdu beaucoup de temps à essayer de m’adapter à la fonctionnalité du petit talon. Les talons hauts ont une esthétique forte, les chaussures plates également. Regardez Brigitte Bardot dans les années 60, elle était tout le temps en ballerines et elle était simplement sublime. Encore une fois c’est une question d’attitude."

Mais le plat compte également pour ce créateur audacieux qui se souvient et s’inspire également de sa mère. "Ma mère était tout le temps en pantalon et chaussures plates, mais je ne me souviens plus de la chaussure, tant ma mère était en mouvement perpétuel... Aujourd’hui encore, c’est comme un jeu pour moi, je m’amuse à deviner quelle chaussure est portée selon le bruit qu’elle fait en venant vers moi. Un son me fait savoir si c’est un talon ou une chaussure plate, j’essaye ensuite de deviner si c’est une botte ou le type de semelle..."

Contrairement à d’autres, il se désintéresse totalement de la création de vêtements. Une marque de prêt-à-porter l’ayant approché un jour pour lui proposer de diriger les collections, il s’est senti furieux et raconte cet épisode en grimaçant : "Ce fut terrible, j’ai insulté le type. Je me suis senti affreusement mal par après mais, en fait, je n’ai aucune passion pour le vêtement. Je m’ennuierais au bout de cinq minutes. Parce qu’à mes yeux, on porte un vêtement, alors que c’est votre chaussure qui vous porte : toute la différence est là ! Les chaussures changent les gens, leur comportement. Je ris toujours de mes clientes qui avouent se tordre la cheville plus souvent en talons plats qu’en talons hauts ! C’est révélateur, car quand on porte un talon, on surveille sa démarche alors qu’à plat, on oublie ses pieds et on n’est pas conscient de son allure."

L’humilité en héritage

Le début des années Louboutin coïncide avec un phénomène plus large dans le monde de la mode, à savoir l’explosion du marché de la chaussure et une sorte de fétichisme de l’accessoire. La chaussure n’est plus mise à part dans la conception des collections des plus grandes marques de mode, au contraire, elle est devenue une source de revenus considérable. Pourquoi ce changement d’après M. Louboutin ? «Parce que la mode est devenue tellement basique, tellement standardisée. C’est dans les détails que se niche la différence. Personne n’a de problème avec un T-shirt de chez Zara ou un jean sans marque. Au final, ce qui va vous différencier, ce sera votre allure générale, bien sûr, mais aussi les détails, comme les bijoux, mais surtout les chaussures !"

Mais l’homme a le succès modeste, malgré les nombreux ambassadeurs de prestige que compte la marque, il insiste sur le fait que pour lui, il ne s’agissait toujours et avant tout que de chaussures : "Je ne voulais pas construire une entreprise, je voulais juste faire de jolies chaussures pour les femmes ; et je suis toujours le même homme ! La marque fondée en 1991 affiche aujourd’hui un réseau de plus de 125 boutiques et pas moins de 1,25 million de paires vendues annuellement. Les choses se sont développées de manière organique, j’ai eu le temps de digérer ce qu’il m’arrivait et surtout - vous savez quoi ? - quand on a été élevé dans une famille aimante, rien n’est problématique. Mes parents étaient de la classe ouvrière, mais nous n’avons jamais manqué de rien. Ils n’étaient pas jaloux et ne se faisaient pas passer pour ce qu’ils n’étaient pas ; je n’ai donc pas été élevé dans l’idée que notre vie serait meilleure si on avait de l’argent !"

L’homme a longtemps cru devoir énormément à sa mère, une femme “solaire”, mais il confie également que c’est à la mort de son “solitaire” de père qu’il a compris combien il lui était également redevable. "J’ai toujours cru qu’on était influencé par le soleil, par pas la lune. J’ai longtemps cru devoir ma personnalité et mes influences à ma mère. Mais en fait j’ai aussi beaucoup pris de mon père. C’était un homme soucieux du détail, ma mère était brouillonne, un grand éclat de rire. Mon père, lui, était, non pas sombre, mais plus réservé, il était très précis et enfermé dans son monde, un peu contemplatif devant les objets. Et j’ai cela en moi également."

Depuis tout petit déjà...

Il se souvient très bien du moment où sa passion pour les chaussures est née. Il avait six ans et suivait sa sœur en montant l’escalier, en lui poussant un peu les fesses pour l’embêter. Elle portait une paire de sandales compensées en liège. La vision de ces chaussures escaladant les marches et le fait que sa sœur soit si haut perchée l’ont fasciné... Aujourd’hui, l’homme derrière la marque mondialement convoitée passerait son temps à observer les femmes en boutique quand elles achètent une de ses célèbres paires à semelle rouge... juste pour le plaisir de voir ces dames modifier leur silhouette !