Johnny Depp : Les confidences d'un anti-héros

À 54 ans, l’acteur fétiche de Tim Burton reste une icône ténébreuse voire mystérieuse. Stylé, looké, un peu déjanté, le Pirate des Caraïbes se raconte, avoue réécrire ses personnages pour mieux se construire à travers eux. Rencontre avec un homme qui aime incarner plutôt que déclamer.

PAR INGRID VAN LANGHENDONCK. PHOTOS : JEAN-BAPTISTE MONDINO POUR PARFUMS CHRISTIAN DIOR, REPORTERS. STYLING: SAMANTHA MACMILLEN. GROOMING: KEN NIEDERBAUMER & GLORIA CASNY. |

C’est dans le cadre de son rôle d’ambassadeur pour Dior que nous avons obtenu cette interview avec Jack Sparrow. L’acteur américain incarne pour la maison parisienne quelque chose de “sauvage”, une certaine interprétation de la liberté, mais pas seulement. On découvre en explorant Johnny Depp un intense questionnement sur lui-même, un travail sur les personnages qui repose davantage sur le ressenti, un rapport à la musicalité des émotions, une personnalité à la fois complexe et sans chichis...

Quand on lui demande de se définir, l’homme se montre d’ailleurs assez singulier et exprime une certaine retenue. J’aime rester dans l’ombre, un peu en retrait. Je préfère l’obscurité à la lumière. Je suis quelqu’un de timide. C’est marrant parce que quand je joue un rôle, je n’ai aucune limite. Je peux tout faire devant la caméra. C’est plutôt déroutant d’être plus à l’aise devant une caméra qu’en étant soi-même. Si je devais prendre la parole pour porter un toast lors d’un dîner, je serais en vrac. Alors que quand je joue, un univers entier s’ouvre à moi. Pour Dior, le photographe Jean-Baptiste Mondino a saisi la part de moi qui n’aime pas parler de ces mots étranges : “célébrité”, “gloire” et toute cette merde qui ne colle pas avec qui je suis.

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Prendre la parole semble dès lors une étape primordiale et redoutée pour l’acteur qui s’est construit à travers les icônes du cinéma muet. Quand j’étais petit, le dimanche, je regardais la télé. Je me souviens de la chaîne PBS (chaîne publique américaine, ndlr), qui diffusait des films muets : Charlot, Buster Keaton... Tous ces gars-là m’inspiraient. Ils m’épataient. Ce n’est que plus tard qu’on se rend compte qu’ils n’avaient pas le luxe de la parole. Il fallait tout dire avec les émotions, les yeux, le langage du corps. Il fallait que ça vienne d’une vérité intérieure, sinon le mensonge se verrait dans les yeux. Tout le monde le verrait.

Pendant toutes ces années où je regardais la télé ou des films, ceux qui m’inspiraient étaient de vrais individus. Tous très différents : Charlie Callas ou Don Rickles, Foster Brooks - qui faisait une imitation géniale d’un poivrot-, Dean Martin, Marlon Brando, Yul Brynner. Des individualités clairement définies, uniques. C’est ce qui compte pour moi. Ils ne cherchaient pas à ressembler aux autres. Ils étaient sur leur route. Aujourd’hui, tout le monde veut être célèbre pour être célèbre. Pourquoi vouloir être célèbre ? Je n’en sais rien. Je m’en fiche. Je n’ai jamais été comme ça.

Mais au-delà du cinéma, d’autres icônes masculines jalonnent la vie de l’acteur, il en retire une définition de la masculinité qui parle d’honnêteté et de droiture : C’était essentiel pour moi d’avoir des figures masculines fortes dans ma vie. Mon père et mon grand-père, incontestablement. Depuis que je suis adulte, les hommes que j’ai eu la chance de côtoyer ou de bien connaître sont des héros, type Marlon Brando, qui était un grand ami mais aussi un mentor, un professeur, un frère... Je pense qu’un homme, cela se voit dans les yeux. Une des définitions d’un homme, pour moi, c’est d’être fidèle et loyal, d’être présent et de se battre contre les injustices, des plus grandes aux plus petites, qui sévissent au quotidien. Il faut être droit, il faut être digne de confiance. 

Edward et la transformation

Cette masculinité exacerbée n’est pourtant pas récurrente dans les personnages incarnés par l’acteur. Pourtant, chacun lui est cher, tous lui ont ouvert de nouvelles portes. Tous lui permettent d’aiguiser une facette différente de sa personnalité. Et il s’y montre très attaché.

Il y a forcément une part de moi dans chacun d’entre eux, puisque chaque personnage doit être dans la vérité. Pour certains, on se sent très sécurisé dans le simple fait “d’être”. Être Edward aux mains d’argent, par exemple, c’était pouvoir poser un regard très pur sur les choses, être totalement ouvert. C’était très sécurisant. Ce garçon ne mentirait pas pour dissimuler ses sentiments. Impossible pour lui de raconter des conneries, rien n’était prémédité ni préfabriqué. En jouant ce personnage, je me sentais en totale sécurité. 

Puis, prenons le personnage du capitaine Jack : il peut dire tout et n’importe quoi, même si ça n’a aucun sens, et puis tenter d’y mettre du sens sauf que ça rend le tout encore plus embrouillé et totalement abstrait, mais il s’en sort, c’est fou ! Être Jack me donne le sourire. J’ai toujours la banane quand je le joue. C’est un personnage qui incarne tout ce que je ne suis pas. Je peux être impertinent certes, mais je n’ai jamais été extraverti comme lui. Je suis un timide. Incarner Jack Sparrow, c’est puiser ses singularités en moi-même, cela me permet de lever le voile. En étant lui, je peux être absurde et irrévérencieux, tenter n’importe quelle bêtise... C’est une expérimentation de tous les instants. 

Mais le personnage qui l’a révélé , c’est Edward, dont les mains d’argent ont transformé le minet de série télé de 21 Jump Street en acteur à part entière.  

L’homme mesure aujourd’hui l’impact qu’a eu le réalisateur Tim Burton sur sa carrière. Quand je l’ai rencontré, je venais de tourner Cry-Baby. Avant cela, je jouais dans cette série télé, j’étais ce qu’ils voulaient pour pouvoir me vendre. Ils vendaient un produit, et j’en étais devenu un. Ils dictaient qui j’étais, ce que j’étais. Ce n’était pas moi qu’on montrait, c’était cette image qu’ils voulaient. Tout cela n’avait rien à voir avec moi, et je savais que ce n’était pas ma voie. Je voulais suivre ma propre route, tracer mon chemin. Quand John Waters m’a choisi pour Cry-Baby, j’ai fait un premier pas sur cette route. Mais quand vous faites le premier pas, vous savez que l’autre pied est encore derrière vous. Vous n’êtes pas à l’équilibre. 

C’est là que j’ai rencontré Tim, qui m’a choisi pour jouer son rôle, parce qu’en quelque sorte, Edward aux mains d’argent est une version fantasmée de Tim. C’est là que je me suis retrouvé avec les deux pieds sur la terre ferme. J’avais trouvé mes fondations. À partir de là, la balle était dans mon camp, je pouvais faire mes propres choix : accepter ou refuser un film... C’était un tournant importantIl y avait quelque chose de très personnel pour Tim dans le personnage d’Edward, il le dessinait depuis qu’il était adolescent.

Edward est né d’une émotion universelle, celle de se sentir mal dans sa peau, de manquer d’assurance, de se dire “J’ai peur de montrer mes émotions car je serai blessé” ou “J’ai peur de toucher quelque chose, peur de le casser ou de me blesser”. C’est plutôt universel comme sentiment. Tim m’a fait confiance, il m’a laissé interpréter Edward à sa place. Je pense que c’était déconcertant pour lui au début, vraiment étrange. J’étais ému aux larmes en lisant le scénario, car je comprenais parfaitement ce personnage d’Edward et je pensais que jamais on ne me choisirait pour le jouer. Je n’ai pas cru un instant que cela marcherait. J’ai failli annuler mon rendez-vous avec Tim, d’ailleurs. J’ai essayé, en tout cas. Je me disais à quoi bon, il va me prendre pour un acteur de série télé. Pourtant, il m’a donné le rôle.  

Une confiance inattendue qui ne l’a pas empêché de retravailler tout le scénario. Johnny voulait en effet que le personnage colle à son ressenti... Dans le scénario original, j’ai coupé 70 % des dialogues d’Edward. Des phrases entières. Il parlait trop. Ce qu’il ne disait pas était bien plus important que ce qu’il disait, c’est ce qu’il ressentait qui comptait. Il faut voir son émotion, non pas l’entendre, c’est mille fois plus important.

Il y avait notamment une réplique de Dianne Wiest dans le scénario: “Où est ton père ?” La réponse d’Edward était quelque chose comme “Il est mort.” C’est plutôt définitif. Comment sait-il ce que c’est qu’être mort? Il est totalement innocent, vous voyez. Comment peut-il le savoir ? Il ne dirait pas “Il est mort”. Alors j’ai changé la réplique en “Il ne s’est pas réveillé”, qui en dit bien plus long, je trouve. C’était un truc incroyable pour Tim et pour Caroline Thompson, la scénariste. J’arrive et je leur dis que je veux couper ces dialogues, et ceux-ci, et ceux-là encore. Pourtant, ça n’existe pas un acteur qui veut couper ses dialogues. Mais moins il parlait, mieux c’était. 

Faire ses choix

Une fois propulsé hors de l’univers des séries télé et de son rôle de beau gosse, l’acteur profite alors du luxe de pouvoir faire ses choix, dans la vie, dans ses films : Au début, quand on se mettait à me reconnaître et tout ce bazar, l’une des choses les plus insupportables pour moi, c’était les cases, celles dans lesquelles on t’enferme. Ça me rendait dingue. On fait tout pour t’affubler d’une étiquette. Quand ta carrière commence à décoller et qu’on te dit “C’est le nouveau James Dean, tatati, tatata”. Non, non, et non. Je n’ai jamais aimé les cases. D’ailleurs, je n’aime pas penser au côté business, ça parasite tout.  

Mais comment opère-t-on ses choix professionnels, dès lors que la reconnaissance et la célébrité n’entrent pas en ligne de compte ? Johnny Depp semble assez à l’aise sur cette question.

Tout dépend. S’il y a un scénario, je le sais avant d’avoir terminé les dix premières pages, ou même déjà après trois ou quatre pages, mais je lui donne toujours sa chance jusqu’à dix pages. Je choisis un projet quand je pense que j’ai quelque chose à apporter au film, à la vision. Quelque chose qui n’a pas déjà été joué jusqu’à l’épuisement, en matière de performance ou d’interprétation. Quelque chose qui me touche ou m’intrigue. Là, en lisant, je commence à voir des images, les premières idées sur le personnage me viennent, et neuf fois sur dix, la première idée, c’est la meilleure. Jack Kerouac le disait aussi : “La première idée, c’est la meilleure“. Ernest Hemingway également. À la question “Comment devient-on grand écrivain ?”, sa réponse était “Écris la phrase la plus vraie que tu connaisses.” Ça paraît simple mais c’est très difficile.  

Sous ses airs d’icône rock’n’roll, l’acteur semble avoir beaucoup lu et connait les auteurs, mais parce qu’il est un acteur, sa lecture passe par le prisme des personnages, il s’attache à l’humain et aux personnalités dans les livres qui l’ont marqué.

Il y a des personnages qui m’ont fasciné, ou surtout des livres qui m’ont hanté. Tu peux tellement aimer un personnage de livre. J’ai par exemple adoré L’Attrape-cœurs, mais je ne voudrais jamais voir ce personnage d’Holden Caulfield au cinéma. Holden devrait ressembler à celui que chacun voit dans son esprit, tel que Salinger l’a décrit. En fait, il y a des personnages énormes, comme Picasso ; on ne lui rendrait jamais justice, il vaut mieux ne pas y toucher. Ou Sur la route, par exemple. Ce livre de Kerouac était ma bible quand j’étais gamin. Il l’est encore, d’ailleurs, de plusieurs points de vue. Son influence est capitale, il m’a aidé à grandir. Jamais je n’ai imaginé que ce livre devrait être adapté au cinéma. C’est trop beau, il ne faut pas y toucher. 

S'inspirer encore et se laisser porter...

On le sait, Johnny Depp est aussi musicien. C’est même plutôt vers cette carrière qu’il s’orientait. Il ne manifeste aucun regret, aucun manque, mais lui garde une place dans son approche des rôles et des personnages qu’il joue. 

La musique c’est cool, oui. J’ai été musicien. J’avais 12 ans quand j’ai commencé à jouer dans les soirées en plein air, où tout le monde boit de la bière. Puis à 13 ans, j’ai commencé à jouer dans les clubs punk de Miami Beach, c’était trash. Je jouais un set et puis j’allais attendre à l’arrière du club parce que j’étais bien trop jeune pour y être admis ! J’ai quitté l’école à l’âge de 15 ans. Je passais des nuits entières à jouer dans des clubs, je finissais vers 4 h du matin, puis j’allais au cours. Ça ne marchait pas, évidemment.

Guitariste, c’est tout ce que je voulais être. Ça ne m’intéressait pas du tout de faire l’acteur ; j’ai commencé à jouer par pure nécessité. Quelqu’un m’a proposé de faire un film, j’ai dit oui, ça me permettait de payer quelques mois de loyer. Quand j’ai vu que cette route s’ouvrait à moi, je l’ai suivie. Je n’ai pas renoncé à mon rêve d’être musicien, seulement à l’idée de travailler comme musicien.

Je me méfiais de l’idée que je pourrais tirer profit du succès que je rencontrais. Je ne voulais pas faire celui qui dit “Cool, maintenant je peux faire de la musique parce que je suis connu.” Il m’a fallu abandonner ce rêve pendant quelque temps. Mais j’aborde le travail d’acteur de la même manière que celui de musicien. C’est exactement pareil : on étudie, on apprend, on écoute. Je suis un autodidacte, j’ai appris à jouer de la guitare en écoutant des disques.

Ça m’a entraîné l’oreille, ce qui m’a servi quand j’ai dû apprendre à moduler la voix, trouver différents accents ou timbres afin de jouer mes personnages. Je faisais beaucoup d’imitations quand j’étais gosse. Je crois que ça m’a aidé à avoir l’oreille fine. Je m’en sers tous les jours dans mon travail. J’utilise la musique pour certaines scènes de mes films. Quand on doit aller piocher dans ses souvenirs pour manifester ou ressentir un sentiment particulier, une chanson peut nous y emmener en quelques secondes. Certaines nous emmènent instantanément à un souvenir précis. C’est par la musique qu’on retrouve la mémoire. Alors je l’utilise beaucoup. 

Et finalement, le format d’un clip publicitaire semble convenir à celui qui n’aime pas quand il y a trop de dialogues et qui aime quand la musique fait place aux émotions.  

En cela, la campagne Dior Sauvage est une expérience entre le jeu d’acteur et le clip musical, dirigée en outre par Jean-Baptiste Mondino avec qui Johnny Depp semble avoir construit une belle relation.

Pour moi, c’était positif sur toute la ligne. Je n’ai que de bonnes choses à dire sur ce que j’ai vécu pendant cette campagne. C’était une première pour moi. Et une expérience très différente de mon métier d’acteur.

Quand je suis sur un tournage et que je descends dans les tranchées, je suis bien, mais il y a des jours où on se réveille et il faut en trouver, de l’énergie, pour incarner Jack Sparrow toute la journée. Il y a des jours où on attend que la journée de tournage soit finie. Je ne vivais pas du tout ça sur le projet Sauvage. Principalement grâce à Mondino car, avec lui, il fallait simplement être vrai. Il n’y avait aucune formule, pas de faux-semblants. La direction de Dior aimait l’idée de prendre des risques. Tout était très élégant... Pour vendre un parfum, en fin de compte. Et puis, c’est assez spécial quand même de voir sa tête sur une affiche géante dans la rue, c’est un trip.