La rondeur, la nouvelle féminité ?

Sur les réseaux sociaux, dans les magazines et à la télé, les femmes rondes affichent fièrement leurs courbes. Face à ces nouveaux canons de beauté qui s’invitent dans un secteur de la mode encore très formaté, peut-on conclure qu’une révolution est en marche ? Nous avons enquêté.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS ESTER MANAS ET D.R. |

Ces femmes tout en courbes – dont certaines célèbres comme Beyoncé et Kim Kardashian – enflamment les réseaux sociaux. Les stars du catwalk s’habillent, pour certaines, en taille 44 et plus. La plus célèbre est Ashley Graham, modèle américain devenu star qui défile pour Michael Kors ou Prabal Gurung.

Du côté des géants de la mode (H&M, C&A ou Monki), on mise sur des mannequins plus ronds pour les campagnes de lingerie et de maillots. Pour certains créateurs, cette rondeur est même une source d’inspiration. C’est le cas d’Ester Manas, une styliste fraîchement sortie de la Cambre dont la collection baptisée BIG a été repérée par les Galeries Lafayette. En décembre de cette année, elle pourra, grâce à un solide coup de pouce de l’enseigne, la commercialiser sous la coupole du boulevard Hausmann.

Un coup de tonnerre ? Compte tenu de l’approche non-conventionnelle de la designer, on pourrait l’affirmer. "Pour notre examen d’entrée à la Cambre, nous devions réaliser un magazine. Le mien dénonçait déjà les diktats de la minceur dans la mode. Je ne comprenais pas pourquoi la société continuait à rejeter les femmes rondes", nous a-t-elle expliqué.
"Au cours de mes études, j’ai tenté de me conformer à la norme en dessinant une collection taille 36, mais ça ne m’a pas vraiment réussi. Un jour, en regardant une table à rallonges dans un catalogue Ikea, j’ai eu un électrochoc. Je me suis dit que j’allais faire, moi aussi, des vêtements... à rallonges."

Une "nouvelle" beauté assumée

Si cette explication peut paraitre fraîche, mais un brin trop simpliste, elle ne l’est finalement pas tant que ça. Parce qu’elle émane d’une jeune femme (elle-même ronde) issue de la génération des ultraconnectés, elle s’inscrit dans une réalité qu’aucun acteur de la mode ne peut plus ignorer.

La génération d’Ester Manas a grandi avec les réseaux sociaux. Ses inspirations, conscientes ou pas, sont souvent anglo-saxonnes. Mais pas uniquement. Ophélie Max, la céramiste plutôt sulfureuse qui l’a inspirée pour cette collection, est bruxelloise. C’est son corps tout en courbes, sa beauté assumée et sa dégaine qui ont servi de moteur au travail de la designer.

"Suite à ma rencontre avec Ophélie, j’ai réalisé mon propre casting dans le restaurant où je travaillais, à l’école, dans la rue et sur Internet. J’ai recueilli les témoignages de très nombreuses femmes. Elles m’ont parlé de leur corps. Tout ça m’a amenée à créer des vêtements ajustables, portables tant par une mince que par une ronde. Je sais par expérience qu’une fille qui s’habille en 48 peut se sentir frustrée de ne pas pouvoir porter les mêmes vêtements que celles qui arborent un 36. Les miens sont élastiques et s’adaptent à toutes les morphologies."

Habiller des femmes de la taille 36 à la taille 48 sur base des mêmes vêtements, une utopie ? Non ! Sur le défilé et les photos de campagne de la jeune femme, on trouve un mélange de filles minces et de mannequins très
en courbes. Un casting hors normes (dans tous les sens du terme) qui a séduit mais aussi, soyons honnêtes, un peu décontenancé certains observateurs.

"Ce sujet reste assez sensible. Sur les réseaux sociaux, les photos de mes modèles ont suscité des réactions surprenantes. D’un côté, la rondeur dérange et à l’inverse, il y a toujours des gens pour remettre votre sincérité en cause. Comme si faire monter des mannequins de toutes les tailles sur un catwalk ne suffisait pas à convaincre que mon approche est cohérente et qu’il ne s’agit pas juste d’un coup de com’", explique encore Ester Manas. 

Le cas Ashley

Top, mais aussi militante et influenceuse, Ashley Graham incarne à elle seule la minirévolution qui souffle sur le secteur de la mode. Son credo I’m every woman sonne comme un véritable manifeste. L’Américaine a foulé de nombreux catwalks. Elle a aussi fait la couverture de Vogue, ou tout récemment, du Harper’s Bazar.

Sur plusieurs pages, elle pose dans des looks glamour et féminins, notamment dans une robe Marina Rinaldi signée Fausto Puglisi, créateur italien qui vient de signer une capsule pour la marque. Présentée à Paris en juillet dernier en marge des défilés couture des grandes maisons, cette collection dont elle est l’égérie n’est composée que de pièces fortes et sans compromis : une veste biker en cuir rebrodée de fleurs en métal doré (la marque de fabrique du designer), une robe en voile ultrasexy, des jupes crantées jusqu’à la mi-cuisse, des vestes aux imprimés colorés et graphiques...

Doit-on désormais considérer ce type de collections comme une évidence ? Difficile au vu de l’armée de brindilles qui défilaient au même moment et dans la même capitale pour Dior ou Chanel. Difficile aussi lorsqu’on sait que, hormis Ashey et, peut-être, l’une ou l’autre célébrité anglo-saxonne, la majorité des influenceuses portent du 36, voire moins.

Directrice de Marina Rinaldi, Lynne Weber estime toutefois qu’un changement est en marche : "Longtemps, les femmes rondes n’avaient que très peu de moyens d’expression. Depuis quelques années, les choses changent. On parle moins de taille, mais davantage de personnalité. Les médias sociaux, mais aussi la télévision, ont grandement contribué à créer un forum public pour chaque femme. Cette révolution digitale en a entraîné une autre qui trouve un écho dans la mode et les tendances."

Nouvelle génération

Lynne Weber en est convaincue : la personnalité de ces nouvelles influenceuses (Ashley Graham, mais aussi Hayley Hasselhoff, la fille de David, comédien star des années 90) a contribué à amorcer un changement désormais bien visible, notamment d’un point de vue commercial. "Nous le remarquons au niveau de notre e-shop. Les clientes, des jeunes femmes attirées par notre offre rajeunie grâce notamment à nos diverses collaborations, achètent des pièces fortes et sexy qu’elles assument parfaitement."

Ashley Graham est Américaine. La blonde et très sexy Hayley Hasselhoff est basée à Londres. Ce n’est évidemment pas un hasard. ""J’avoue que beaucoup de pays sont à la traîne. Il reste du chemin à faire. D’autant que certains paradoxes demeurent. Si, au niveau digital, le changement est bel et bien en marche, beaucoup de department stores avancent à contresens. C’est le cas de Saks (une chaine de grands magasins américains, ndlr) qui a presque entièrement supprimé les marques pour femmes rondes de ses rayons. Ces labels sont encore trop souvent associés à du bas de gamme. C’est dommage car ce type de décision laisse perdurer cette impression de ghetto", se désole Lynne Weber.

Pour en sortir, il faut, selon elle, continuer à œuvrer pour surmonter les préjugés, y compris ceux du secteur de la vente. Cela passe par l’élaboration de collections tendance, mais qui tiennent la route !

Une collaboration évidente

Dans ce contexte, cette collaboration avec Fausto Puglisi sonne comme une évidence. "Pour moi, la création, c’est la liberté. Je suis fasciné par la culture d’ouverture que j’observe en Amérique du Nord", observe le designer. "Sur les plages de Miami, qu’elles soient rondes ou minces, les filles cultivent un vrai culte de la personnalité. Comme sur les portraits d’Helmut Newton. Ce que vous voyez, c’est la force qui se dégage des femmes qu’il photographie. Le reste, c’est du blabla."

Et ne lui parlez pas de chic ou de bon goût. Pour lui, ces mots n’ont de sens que si on les associe à celui de liberté. "Lorsque j’imagine une collection, je pense à un groupe de jeunes femmes en sortie. Elles ont envie de porter de la couleur, de s’habiller sexy. Quelle que soit leur morphologie. C’est exactement ce qui se passe à Londres. Observez les filles dans les bars, un vendredi soir. Vous les verrez s’amuser. Elles sont belles, assument leur corps, leurs courbes, leur féminité."

Le culte du "waw"

Et si c’était ça, justement, qui caractérisait cette nouvelle génération de femmes ? Celles qui utilisent les réseaux sociaux comme moyen d’expression pour affirmer leur féminité à coup de photos buzz et de mises en scènes savamment orchestrées ? Fausto Puglisi : "Pour ma part, je déteste tout ce qui est dans la norme. Je fuis le politiquement correct. En tant que créateur, mon rôle ne consiste pas à faire changer les mentalités. Je ne considère pas que cette responsabilité m’incombe. S’il y a encore un travail à faire pour briser les derniers tabous par rapport au corps féminin, c’est au niveau de l’éducation que cela doit se produire."

Il laisse donc aux autres le soin d’éduquer les plus jeunes au respect de la diversité. Lui se contentera d’agrandir la fente d’une robe ou d’une jupe pour lui donner un supplément de glam. "Une femme qui s’amuse avec la mode va avoir envie de faire du shopping. Créer des vêtements sexy, colorés et joyeux, c’est vendeur. Et aujourd’hui, si vous ne vendez pas, vous n’êtes pas cool."

Cette explication, au parfum très anglo-saxon lui aussi, résume finalement assez bien le courant curvy perceptible dans la mode. Le marché s’est libéré. En phase avec la rue et les réseaux sociaux, la mode se désintellectualise pour répondre à une clientèle de jeunes femmes libres dans leur corps, mais surtout dans leur tête.

Le fait que les grands labels internationaux surfent sur cette même vague est plutôt une bonne nouvelle. Reste à savoir si les marques de luxe vont, à terme, leur emboîter le pas. À quand Ashley sur un défilé Dior ou Saint Laurent ? Difficile à dire. Et finalement peu importe. C’est peut-être ça, la définition même de la mode actuelle : une mode multidirectionnelle, libérée de ses carcans, où l’omniprésence de mannequins taille zéro ne serait plus un passage obligé. Pas plus que celle de filles rondes sur un catwalk, d’ailleurs.

La collection Fausto Puglisi pour Marina Rinaldi sera disponible, dès le 15 septembre.