Les mots du monde d'après Gilles Dal : "Se réinventer"

Comme chaque week-end, Gilles Dal nous décrypte dans sa chronique un mot du monde. Cette semaine, place au verbe "se réinventer".

Par Gilles Dal. Photo : Photo Laetizia Bazzoni |

S’il y a bien une injonction rabâchée ces derniers temps, c’est celle-ci : il faut « se réinventer ». Tout le monde doit se réinventer, à l’exception notable de ceux qui emploient sans cesse cette expression: eux, manifestement, ont renoncé à se réinventer. Sinon, c’est le branle-bas de combat, tout le monde est sur le pont : le milieu artistique doit se réinventer, le corps enseignant doit se réinventer, le secteur hospitalier doit se réinventer, le monde judiciaire doit se réinventer, la grande distribution aussi, tout comme les clubs de sport, les aires d’autoroute, le capitalisme lui-même, et vous, et vos voisins, et moi.

Tout un programme! Il fallait déjà « surmonter ses peurs », « apprendre de ses erreurs », « croire en ses rêves », « apprécier l’instant », « lâcher prise », « être dans la bienveillance », « témoigner sa gratitude », et voilà qu’en plus, à présent, il faut « se réinventer ». Ça commence à faire beaucoup, je trouve. Je crains d’ailleurs fort qu’à ce rythme, nous ne courions tous au burn-out existentiel : tant de judicieux préceptes à respecter en même temps… Stop aux cadences infernales! Nous sommes en train de devenir les ouvriers à la chaîne de la grande usine du wellness!

À moins de considérer -pavé dans la mare- qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil, et qu’il a fallu « se réinventer » depuis la nuit des temps ? À ce compte-là, les hommes préhistoriques, déjà, se réinventaient : une attaque de mammouths, toute la tribu décimée, hop, ils devaient se réinventer. Pareil durant l’Antiquité : vous viviez paisiblement dans votre village, puis bam, une guerre punique, des milliers de morts, village rasé, et là aussi, l’obligation de se réinventer. Et que dire des aristocrates à la cour de Louis XIV qui, en changeant de style de perruques au gré des modes, n’avaient de cesse de se réinventer capillairement?

Je blague, évidemment : j’ai bien compris que « se réinventer » différait de « s’adapter » ou d’« évoluer », que cela supposait une prise de conscience, une volonté, un certain courage. Voilà pourquoi, pour vivre avec mon temps, j’ai décidé, moi aussi, de me réinventer. Problème : je ne vois pas du tout comment m’y prendre. J’ai eu beau dresser des listes de trucs à changer dans ma vie (y aller mollo sur le massepain, m’arrêter aux feux oranges, décliner poliment et en toute délicatesse les propositions téléphoniques de promos sur des aspirateurs), rien de tout cela ne m’a semblé suffisant pour pouvoir dire que je me réinventais. J’ai donc dû admettre avec douleur que je n’avais pas spécialement vocation à tout revisiter. Pourvu que ça ne me plonge pas dans une crise qui, à terme, m’obligerait à admettre que je devrais… me réinventer.

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