Les mots du monde d’après Gilles Dal : "Non essentiel"

Comme chaque week-end, Gilles Dal nous décrypte un mot du monde. Cette semaine, place au "non essentiel". 

Par Gilles Dal. Crédit photo : LAETIZIA BAZZONI |

Les mots nous servent à communiquer, à réfléchir, à exprimer nos émotions; jusque-là, je n’apprends rien à personne, et c’est peu dire qu’à ce stade, ma chronique ne brillera pas au firmament des écrits qui changeront votre vie. Par contre, et c’est une chose qu’on oublie souvent à propos des mots, il leur arrive aussi de nous embrouiller, de rendre confus ce qui sans eux serait clair, bref de créer autant de tensions inutiles qu’un polémiste sur une chaîne d’info en continu.

Un exemple criant avec ces fameux secteurs qu’on nous dit « non essentiels » : comment mieux s’assurer de vexer des pans entiers de la population, alors même que la chose était parfaitement évitable ? Autant qualifier certaines catégories socio-professionnelles de « boulets » ou de « nuisibles »; l’effet psychologique serait à peu près le même. Pourquoi pas carrément, pour rester dans cette belle logique de hiérarchisation des choses et des gens, ne pas créer d’autres catégories : les secteurs « nuls », les secteurs « nullissimes », les secteurs « pires que tout »?

La critique est facile, nous sommes d’accord, et j’entends bien que mon statut de chroniqueur est autrement plus commode que celui de dirigeant politique confronté à une pandémie, surtout qu’on vit à une époque où chacun a sa « petite idée » sur ce qu’il faudrait faire et ne se prive pas, en général, de le faire savoir. Aurait-on imaginé, du temps des croisades, des soldats expliquer à Godefroid de Bouillon qu’il ne fallait pas prendre Jérusalem, mais Wavre ? Et que cette idée de se rendre en Terre sainte, franchement, pourquoi pas, mais n’y avait-il pas d’autres priorités ?

À l’heure où chacun a son mot à dire et tient à le dire, il n’est pas mauvais, quand on doit qualifier les choses, de pouvoir faire œuvre d’un peu de psychologie de base. D’autant que, depuis six ou sept générations, de fameux progrès ont été accomplis en la matière (dois-je rappeler que pour nos lointains ancêtres, ‘piquer une crise’ signifiait que vous étiez littéralement possédé par le démon, alors qu’aujourd’hui cela qualifie juste le comportement agaçant d’un enfant capricieux.)

Bref, la formule « non essentiel » serait donc elle-même parfaitement non essentielle, puisque, quand on y pense, à part respirer, boire, manger et dormir, l’essentiel des uns n’est pas celui des autres. Pour moi, par exemple, une vie sans pêches au thon n’aurait plus aucun sens, là où d’autres mourraient s’ils ne pouvaient plus jamais faire de football, et d’autres encore étoufferaient de désespoir sans réunions de famille. Chacun son truc, donc, et personne n’aime à entendre que son essentiel ne l’est pas.

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