Plongez-vous dans l'atelier d'un luthier

Faudrait-il dire luthière ? Jessica De Saedeleer ne s’arrête pas à cette distinction. L’âme de son métier est bien de créer, restaurer et réparer des violons et violoncelles dans son atelier bruxellois. Visite d’un univers fascinant à l’heure de la nouvelle édition du Concours Reine Elisabeth 2019, session violon.

PAR ESTELLE MORGAN. PHOTOS INGRID OTTO. |

Un grand tableau, mix entre peinture et collage de copeaux de bois, trône dans ce petit atelier baigné par la lumière du jour, niché au fond d’une cour intérieure à Schaerbeek. Preuve que Jessica De Saedeleer, maman de deux enfants, intègre parfois son art au quotidien familial, l’œuvre étant le fruit d’une après-midi ludique avec son fils. Il semble d’ailleurs que de plus en plus de femmes se consacrent à la carrière de luthier.

S’il existe des formations en Belgique, nombreux sont encore ceux qui partent acquérir leur savoir à l’étranger. Pour la jeune femme, ce sera l’Italie, berceau du violon, avant de revenir ouvrir son propre atelier il y a huit ans.

Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir luthier ?

Je voulais combiner un métier manuel avec ma passion pour la musique. J’ai joué, plus jeune, de la flûte à bec, du piano puis du violon. J’ai fait des études de musicologie tout en préparant les examens d’entrée pour l’école de lutherie de Crémone en m’exerçant à la pratique des outils auprès de certains luthiers en Belgique.

Je me dis souvent que j’exerce un beau métier : il touche à la musique, à la matière, au créatif et à l’humain. Et ce côté humain est primordial, il faut se montrer à l’écoute de chaque musicien, au répertoire, à la sensibilité et au style très différents. C’est à moi, avec mes compétences techniques, de traduire son attente par rapport à l’instrument afin que j’en tire le meilleur.

Sans oublier l’aspect scientifique du métier avec la chimie, pour élaborer mes propres vernis, et l’acoustique. Je fais d’ailleurs de la recherche dans ce domaine avec plusieurs collègues.

Pourquoi avoir choisi d’effectuer votre formation en Italie ? Est-ce incontournable quand on évoque le violon ?

J’avais le choix entre Crémone, Mirecourt en France, Mittenwald en Allemagne et Newark en Angleterre. Bien sûr, il ne faut pas s’arrêter au fantasme du violon d’époque italien. Mais la ville de Crémone compte 300 luthiers ! L’atmosphère y est très stimulante, on y trouve un musée, des expositions, des colloques, un centre de recherche acoustique. Je n’y suis pas restée mais plusieurs de mes collègues s’y sont installés.

Qu’est-ce qui fait la particularité de ce métier ?

Il s’agit d’un marché très particulier où l’ancien côtoie le neuf, d’un travail de niche, d’artisan, où il faut aussi rentabiliser son temps. Un violon neuf demande 300 heures de travail, près du triple pour un violoncelle.

Pour la restauration d’un instrument, on travaille au cas par cas. Il n’existe pas deux restaurations les mêmes. Là réside aussi l’un des points forts de mon métier : une journée ne ressemble jamais à la précédente, même si certaines périodes de l’année sont marquées par les rentrées académiques, les expositions, les examens et les concours, comme en ce moment pour le Reine Elisabeth.

Y a-t-il une crainte devant la restauration d’un instrument rare ?

Il faut toujours rester vigilant et précis car c’est une responsabilité énorme. Je veille également à écouter mon corps. Si je ne suis pas concentrée à 100 %, mieux vaut que j’aille m’occuper d’autre chose.

L’aspect physique s’avère déterminant au quotidien, notre travail dépend des mains, mais aussi de nos yeux, nos oreilles et notre esprit ! Le dos et les bras sont très sollicités, ce n’est pas un travail de force mais de tension, je fais donc des exercices d’assouplissement et certains mouvements inspirés du yoga tout simplement pour mieux me préparer.

Je me suis occupé d’un Stradivarius où j’ai dû procéder à un petit collage mais on y regarde tout de même à deux fois ! Je me rappelle aussi d’un magnifique Guarneri. Dans ces cas-là, il est nécessaire de prendre du recul et de se dire C’est juste un instrument !, sinon on ne respire plus.

Comment décidez-vous de créer un instrument ?

Je peux honorer certaines commandes mais, en général, je crée selon mon inspiration d’après des violons italiens traditionnels. Je prends du bois d’érable pour le fond de l’instrument, les éclisses, le chevalet et le manche ; de l’épicéa pour la table d’harmonie (afin de transmettre les vibrations des cordes), de l’ébène pour la touche et les accessoires, qui peuvent également être en palissandre ou en buis.

L’épicéa vient le plus souvent des Alpes du nord de l’Italie ou du sud de la Suisse, l’érable peut provenir du Jura, de Slovénie ou de Slovaquie. J’ai un stock à entretenir mais il faut savoir que le bois doit sécher une dizaine d’années. C’est la raison pour laquelle on commence à en acheter dès le début de nos études.

Toute cette combinaison de bois vient encore de la tradition de l’âge d’or italien de la fin du XVIIIe siècle. L’érable est un bois dur et solide, l’épicéa est, lui, utilisé pour sa capacité de résonance dans tous les instruments à cordes.

Lors de chaque création, il y a toujours un moment où je tente quelque chose, où je change un paramètre, ce qui rend l’instrument unique. Une intuition qui résulte de tout un savoir acquis au fil du temps. J’assemble toutes les pièces du violon et passe à la phase de vernis ensuite. C’est une technique plus longue mais qui me convient mieux.

On pourrait croire qu’un violon est terminé au moment de sa vente, mais pas du tout. Je continue à procéder à différents réglages avec le musicien durant à peu près deux ans. Il est nécessaire que l’instrument se stabilise, s’ouvre selon les désirs et l’usage du musicien. D’autant que le bois s’assouplit et certaines pièces doivent être changées.

Quels ont été les moments forts de votre carrière ?

Le dernier violon que j’ai réalisé sera utilisé par un des candidats présélectionnés pour le Reine Elisabeth, Woo-Hyung KIM. S’il passe en demi-finale, voire en finale, ce sera formidable ! Quand un musicien retrouve son instrument et est satisfait de mon travail, même après un simple réglage, je suis ravie.

J’ai aussi eu le bonheur de susciter un coup de cœur pour un de mes violons de la part d’un violoniste tel que François Fernandez. Un étudiant doute généralement plus, il se cherche et a besoin de multiples essais pour se sentir bien avec son instrument. 

En tant que luthier, je suis là pour aider, écouter, répondre aux attentes, mais tout en restant le plus neutre possible. J’aime me partager entre la restauration et la création. Je suis en train de réaliser un violoncelle. Je travaille pour des étudiants du Conservatoire de Bruxelles, de Gand, des musiciens de l’Orchestre Royal de Liège...

J’explique toujours pourquoi un instrument demande autant de temps à restaurer, et certains ont peur de me confier ce qui leur est si cher. Je suis quelques musiciens sur la durée, je les vois évoluer en concert. Cet accompagnement est sans doute ce que je préfère dans mon métier.

De nombreux luthiers échangent un maximum et l’information circule beaucoup via Internet. Je n’entrevois pas de garder jalousement mon expérience. J’ai des collègues partout dans le monde. Reste que chacun a son regard et sa façon de faire. Par exemple, j’ai mis du temps à trouver ma recette idéale de vernis. Mais si je peux la partager avec d’autres, je le fais avec plaisir.

www.jdesaedeleer.com

Le Concours musical international Reine Elisabeth 2019 se déroulera à Flagey et Bozar du 29 avril au 25 mai, www.cmireb.be.

Une exposition de lutherie contemporaine,Ekho#3 se tiendra du 8 au 11 mai à Flagey, www.ekho-violins.com.

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