Reportage au coeur des caves à champagne de Ruinart

On a visité les crayères de Ruinart, la plus ancienne des maisons de champagne, où reposent des millions de flacons, 38 mètres sous terre. Un monde de silence et de persévérance, à l'ombre de la Cité des Sacres.

TEXTE ET PHOTOS : Pixabay, DORIAN PECK. |

C’est un trésor caché, à l’abri de la lumière. Dans les entrailles de Reims, sous la Cité des Sacres, des dizaines de kilomètres percés dans la roche abritent une ville parallèle. Avec, pour seuls habitants, un petit peuple de verre. Dans un silence absolu, on s’enfonce dans un dédale de galeries où sont stockés des millions de flacons. Ici, la craie tendre et froide a conservé la mémoire de ce que les hommes lui ont confié. Ici, les murs portent encore les traces d’outils et de multiples sillons qui ont permis de la creuser. Voir à l’intérieur de la terre, c’est se distraire du monde. On a l’impression d’être comme au fond d’une bouteille, à l’abri du temps, du chaos ambiant, glisse Isabelle Champeaux, coordinatrice Visites & Réceptions chez Maison Ruinart. Vous verrez : il y a là quelque chose de vibratoire. Comme si, soudain, le monde s’était tu.

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, ces anciennes carrières, utilisées pendant près de deux mille ans pour approvisionner en pierres la construction des maisons, des églises, des forteresses et bien sûr de la cathédrale de Reims, ont été reconverties au service de la production des vins de Champagne. Au sommet de la colline Saint-Nicaise, sur les hauteurs de Reims, la maison Ruinart dispose des crayères les plus impressionnantes, leur plafond pouvant se situer jusqu’à plus de 35 mètres.

Entre ces puits existait un réseau primaire de galeries que Ruinart a mis une quarantaine d’années à dégager, explique Isabelle Champeaux. Quant aux crayères, dont la forme n’est pas sans rappeler celle de la grosse bouteille ventrue de la cuvée Dom Ruinart, elles sont restées en l’état où elles étaient à l’époque de leur exploitation, confie l’experte, même si les cheminées ont été obstruées par de gros hublots en verre. Les huit kilomètres de caves de Ruinart, qui courent sur trois niveaux, comptent 24 crayères dont certaines s’enfoncent jusqu’à cinquante mètres de profondeur. De véritables cathédrales souterraines, que cachent de simples puits de lumière en surface.

Huit kilomètres de galeries sous la butte Saint-Nicaise, classées dès 1931.

La craie a la peau tendre et la mémoire persistante. À toutes les époques, l’homme et la nature y ont laissé des stigmates. Petits dessins, graffitis et mots doux gravés, visages sculptés et bas-reliefs napoléoniens… Ces petites agressions sur les parois des crayères sont la mémoire d’un passé ouvrier, vinicole et militaire. Trois siècles de multiples activités souterraines sont ainsi représentés.

Pendant les deux guerres mondiales, les crayères ont servi de refuges aux Rémois. Un hôpital militaire avait été installé dans les caves de Pommery et des abris aménagés dans les galeries de Veuve Clicquot, explique la guide. Mais les crayères Ruinart sont les seules qui, en 1931, furent classées au titre des sites et monuments naturels à caractère artistique, historique et scientifique, pour la beauté de leurs immenses parois. Depuis l’été 2015, elles sont également inscrites au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Ces puits permettaient autrefois l’extraction de la craie, qui servit à la construction des principaux bâtiments de la ville.

Trois siècles d'éternité 

Un patrimoine qui en cache un autre. À 38 mètres sous les bâtiments, dans une humidité et à température constantes, loin de toute vibration, reposent non seulement les bouteilles en attente de commercialisation mais aussi les flacons anciens, gardiens de la mémoire, créés pour défier le temps. Ces trésors sommeillent ici en toute quiétude. Après tout, la maison Ruinart cultive l’éternité depuis près de trois siècles.

Une histoire qui démarre en 1729, lorsque Nicolas Ruinart – marchand de drap et accessoirement petit abricant de vin de Champagne – s’installe à Reims et loue caves et bâtiments. Son fils Claude descend un jour en rappel dans des carrières de craie abandonnées, creusées dès le Moyen Âge. Il y fait sombre, il n’y a pas de bruit, la température est fraîche, et le taux d’humidité égal à 85 %. Il va convaincre son père de les acheter, d’y descendre ses bouteilles de champagne pour les stocker et de construire des bâtiments en surface. Une initiative aussitôt imitée par d’autres maisons de champagne. C’est donc bien là, en plein centre-ville, sous les rues, que dorment les réserves rémoises.

Porosité de la craie, température et hydrométrie parfaites favorisent le vieillissement des meilleures cuvées.

Pas besoin de thermomètre ici. Été comme hiver la température reste obstinément bloquée à 10 ºC. Une aubaine pour réussir la prise de mousse (la phase la plus délicate), qui a besoin de lenteur, ce que favorise cette basse température constante qui se joue si bien des saisons. Autre avantage de ce réfrigérateur souterrain : il a aussi un effet bénéfique sur le vieillissement des champagnes. Pas étonnant que Dom Ruinart, la cuvée phare de la marque y séjourne paisiblement une dizaine d’années avant d’apparaître à la surface en pleine forme.

Mais cette sédimentation datant du crétacé ne sert pas qu’à conserver fraîcheur et humidité. Sans la craie, le champagne n’existerait pas, explique Isabelle Pierre. Cette roche est une véritable éponge et sa microporosité assure un drainage parfait, lui permettant d’absorberl’eau quand il pleut, ce qui arrive souvent en Champagne. Et quand il fait sec, la vigne va y chercher l’humidité nécessaire. Elle travaille, s’enracine, fait un effort car la craie est dure.
Mais cette petite contrainte est bénéfique au raisin, elle lui apporte de la minéralité
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Chaque Dom Ruinart, cuvée phare de la marque, y séjourne dix ans avant de remonter à la surface.

De l'art et du champagne

Au-delà de la colline Saint-Nicaise, toutes les maisons de champagne de Reims, d’Epernay ou de Châlons-en-Champagne ont creusé des galeries dans la craie. Au total, plus de 700 kilomètres de crayères ont été répertoriés. Mais les crayères de Ruinart sont si majestueuses qu’elles constituent également un cadre unique pour des soirées exceptionnelles.

Les premières furent organisées dès les années 1950, réunissant Jean Marais, Michèle Morgan, Sacha Guitry, Peter Ustinov ou Jean Cocteau. Même si Ruinart ne cherche pas à être la marque des stars, elle séduit le monde de l’art par son élégance et son raffinement. Un lien qui ne date pas d’hier. Dès 1735, soit six ans après la création de Ruinart, une peinture représentait pour la première fois une bouteille de champagne : commandé par Louis XV pour le château de Versailles, Le Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy met en scène ce nouvel art de vivre créé par la Maison. En 1895, André Ruinart de Brimont commandait une affiche au plus grand illustrateur de l’époque, le Praguois Alfons Mucha, chantre de l’Art nouveau.

L’ouvrage dans lequel Nicolas Ruinart, son fondateur, consignait les premières performances de l’entreprise.

La jeune femme sortie de l’imagination du peintre apparaissait voluptueuse et sensuelle. Une révolution pour l’époque. Cet élan fut cependant freiné par les difficultés de Ruinart, qui ne traversa pas le tumultueux XXe siècle sans dommage. Les bombardements allemands de la Première Guerre mondiale faillirent causer sa perte. L’entre-deux-guerres pâtit de la crise. Et les années 1950, malgré la liberté et la paix retrouvées, furent difficiles. Ruinart, au bord du gouffre, fut racheté par Moët & Chandon, en 1962. Puis intégré, en 1987, au groupe nouvellement constitué par la fusion de Moët Hennessy et Louis Vuitton.

C’est LVMH qui a permis sa renaissance, qui passe par la promotion de l’art de vivre à la française, dans l’Hexagone comme à l’étranger, et correspond à presque la moitié des ventes.

Un art de vivre né un jour de 1729, au fin fond d’une crayère, 38 mètres sous terre…

Une Maison qui, de par son prestige, a toujours séduit le monde de l’art.

La plus vieille maison de champagne

Née au siècle des Lumières, la Maison Ruinart n’aurait jamais vu le jour sans l’esprit visionnaire de dom Thierry Ruinart, moine bénédictin qui incita son neveu Nicolas à se lancer dans ce nouveau “vin de mousse”, inventé dans leur Champagne natale et… voué à un grand succès. Auparavant, la famille faisait affaires dans le négoce de tissus. Pour remercier ses fidèles clients, le commerçant décida de leur offrir des bouteilles. Quelques années plustard, ébahi de l’engouement pour son vin à bulles, Nicolas Ruinart abandonna son activité de drapier. Dès 1739, il se tourna vers les marchés étrangers. D’abord la Belgique puis, en 1765, la Russie avec 120 bouteilles expédiées. Et, enfin, les États-Unis. Le mythe était en marche.