Quand le design investit le monde du travail

Le design et le monde du travail entretiennent d’étroites relations. À l’origine, le premier était au service du second et visait le bien-être du travailleur. Aujourd’hui, entre open space et coworking, le design soutient davantage la libéralisation du monde de l’entreprise. Pour un bien comme pour un mal…

Par Isabelle Plumhans. Photos D.R. |

Chaises de bureau, tables, salles de réunion… Même s’ils possèdent une dimension parfois davantage pratique qu’esthétique, nos lieux de travail sont évidemment aussi empreints de recherche et de questionnement sur le design que n’importe quel canapé ou fauteuil signé d’un grand nom du secteur. Et cet intérêt ne date pas d’hier, quand les pionniers du genre concevaient cette discipline dans son essence première : une compréhension des personnes et de leurs actes, afin d’adapter le mobilier aux gestes.

L’Anglais William Morris fut de ceux-là. Précurseur en conception de mobilier pour l’univers du travail, l’homme fut également imprimeur, dessinateur, écrivain, poète... Bref, il avait une approche multiple (voire philosophique) de sa discipline. Il fut le fondateur du mouvement Arts and Crafts, né en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle, qui donnera naissance au modern style et influencera le design moderne. Militant socialiste, il prônait l’amélioration de la qualité de vie de la classe ouvrière.

Dans un premier temps et dans la lignée de sa philosophie, le design appliqué au monde du boulot ira dans ce sens : améliorer les conditions de travail des salariés. Un exemple parmi d’autres de cette application : la chaise de bureau. Avant, à l’usine, le seul à avoir sa chaise, c’était le patron — reliquat du trône des puissants. Les employés étaient debout.

Mais peu à peu les organigrammes des entreprises évoluent, les postes administratifs (secrétaire, comptable…) se développent. Les designers réfléchissent alors à l’ergonomie de la chaise, à la meilleure assise possible. Quand les lourds registres des comptables commencent à s’étaler sur plusieurs mètres, ils pensent ainsi à la munir de roulettes, histoire que les employés puissent aller d’un bout à l’autre des bilans sans devoir se lever. Bref, ils réfléchissent confort, mais dans un souci d’efficacité accrue.

Open space et clean desk

Une réalité qui, pourtant, n’a qu’un temps. Dans les années 60, en effet, nouvelle remise à plat. À cette époque, on assiste à une dé-hiérarchisation de l’organisation des entreprises explique Jean-Luc Théate, professeur de design industriel à l’ESA Saint-Luc, à Liège. Et cette évolution influe fatalement sur le design. Émerge donc la notion d’open space, lieux totalement ouverts où, a priori, tout le monde a la même place.

Sauf qu’on découvre rapidement que ce modèle possède ses limites. Il induit beaucoup de bruit et peu d’intimité. Résultat ? Fatigue des employés, rentabilité diminuée, absentéisme accru. Ou quand le rapport confort/efficacité prôné par les pionniers commence à s’inverser…

Le design va dès lors repenser ces espaces ouverts pour en augmenter l’apparente intimité à grand recours de fauteuils à dossier-cloison ou parois mobiles en feutre. 

Mais en filigrane, on assiste bien à une autre révolution. Avant, le souci principal de mes étudiants était celui de l’ergonomie et du confort. Aujourd’hui, dans leur travail, la mobilité et l’autonomisation des travailleurs sont devenues essentielles, poursuit Jean-Luc Théate.  D’où l’élan récent des “clean desks”, ces bureaux interchangeables qui doivent être vides de tout objet personnel pour pouvoir être utilisés par tous. 

Ludique efficacité

Plus on s’est ouvert, plus on s’est fermé, nous confirme Michaël Bihain, lui aussi designer et professeur à l’ESA Saint-Luc. On va bientôt tous finir dans notre bulle. Demain, on sera dans une voiture qui se conduit seule et on pourra — et on devra – travailler dedans… Bref, ce qui libère en apparence augmente en réalité la servitude de l’employé.

Dans la même idée, on voit fleurir sur les lieux de travail, les espaces de détente, flippers, balançoires et même, salles de sieste. Précurseurs dans cette tendance, des entreprises comme Facebook ou Google. Chez nous, Yontec à Hasselt a installé des tables de billard dans ses nouveaux locaux. Par philanthropie ? Plutôt par souci d’économie et de rentabilité : on permet aux employés de vivre sur le lieu de travail des moments qui appartiennent normalement à la sphère intime pour qu’ils y restent davantage et soient plus productifs. Sur le papier, c’est magnifique, poursuit Michaël Bihain. Mais dans la réalité, ça pose la question de notre rapport au monde, au travail. Qui serons-nous demain ? Quelles seront les frontières entre mon moi intime et mon moi au travail ?

Ces frontières, les petits indépendants et “faux indépendants” les ignorent déjà souvent. Catégorie sociale en hausse — autre miroir de l’évolution du monde du travail — beaucoup de ces actifs en quête de rentabilité bossent de chez eux à toute heure du jour et de la nuit. Avec un risque d’isolement patent. Pour le contrer, de nouveaux concepts apparaissent : les lieux de travail partagés.

Ils pullulent dans les capitales, et commencent même à s’installer en province. Spaces, concept de coworking venu d’Amsterdam et récemment implanté à Zaventem, va par exemple ouvrir coup sur coup des espaces rue Belliard à Bruxelles mais aussi à Anvers et à Malines... Plus modestement, The Mug, espace de coworking créé à Bruxelles voici quatre ans, vient aussi de s’implanter à Enghien. Des lieux pensés par des architectes d’intérieur ou des designers, pour offrir un confort optimal à des travailleurs isolés qui souhaitent se regrouper. Pour bosser, certes mais aussi se retrouver en communauté comme dans un vrai café... ce que le lieu était d’ailleurs parfois. 

Renouer avec la nature

Dans le centre de Bruxelles, le Markten, ancienne cafétéria d’un centre culturel, a tout récemment revu son architecture dans ce sens. La rénovation pilotée notamment par Bart Lens, designer de renom du nord du pays, se veut flexible et efficiente. On y va pour travailler en journée, manger le midi et se détendre en soirée. 

À deux pas, en bordure de canal, Hanna Bonnier a investi un ancien café populaire pour le transformer en espace de coworking efficace, le Phare du Kanaal. Au rez-de-chaussée, un café/restaurant. À l’étage, un espace de bureaux et salle de réunion qu’on loue à la journée, la semaine, au mois... On a rénové avec l’aide d’une architecte d’intérieure, nous confie la propriétaire. Leurs priorités ? Un espace suffisant entre les différents postes de travail et, surtout, de la lumière pour tous.  

Flexibilité, espace et luminosité sont les bases essentielles du design appliqué au monde du travail, nous rappelle à ce sujet Jean-Luc Théate. Il faut penser ergonomie et respecter le “bio feel”, essentiel pour l’efficacité et le bien-être du travailleur. Le bio feel, c’est faciliter le lien dans les espaces de travail grâce à un élément naturel : lumière du jour, mur végétal, plante verte… voire simple poster de montagne suisse! Renouer avec la nature, retisser du lien, revenir à l’authentique et au physique ? Un incontournable, semble-t-il, pour penser le design de demain.