Notre dernière interview avec Kenzo Takada

Décédé ce 4 octobre des suites du coronavirus, Kenzo Takada est assurément un grand styliste, qui a su marquer son époque. Nous l'avions rencontré il y a tout juste un an, la tête pleine de projets et de passion. Souvenirs.

Marie Honnay, Photos Photonews |

Nous avions rencontré Kenzo Takada à Paris, à l’occasion de la signature d’un livre hommage aux éditions du Chêne. Humble et discret, le designer, qui venait tout juste de fêter en grandes pompes ses 80 ans (il en paraissait alors 15 de moins),  nous avait offert un face-à-face et partaageait avec nous les moments forts de sa carrière, souvent marqués du numéro 9

On connaît trop bien le logo en tête de lion arboré par tous les modeux sur des sweaters, parfois même faux tellement le motif a été copié. Mais derrière cette pièce iconique, il y a “Monsieur Kenzo”, un créateur métissé qui a apporté sa contribution décomplexée à l’histoire de la mode. En 1969, quelques années après son arrivée à Paris, le Japonais Kenzo Takada — 30 ans tout juste — crée la marque Jungle Jap. Mix de kimonos traditionnels japonais et de clins d’œil parisiens. Kenzo crée une mode jeune, colorée et accessible. Pendant quarante ans, Kenzo a beaucoup travaillé, mais aussi beaucoup fait la fête tout en bousculant les codes du prêt-àporter. Il a mis le style ethnique et nomade sur le devant de la scène, créé des parfums et fait danser  les mannequins sur le catwalk. Retour sur les confessions de cet éternel amoureux…

Chaque moment important de votre vie (de votre année de naissance au lancement de votre marque en passant par l’année où vous l'avez cédée… ndlr.) se termine par le chiffre 9. Seriez-vous superstitieux ?

(Il réfléchit) En fait, je n’avais jamais pensé à ça. J’ai toujours cru que mon chiffre fétiche, c’était le 7. Mais maintenant que vous le dites, ma première boutique était située au numéro 29.

Vous avez toujours accordé une grande place à la notion de liberté. Vous avez mélangé toutes les couleurs, tous les styles, et permis à vos mannequins de faire la fête sur le catwalk…

Lorsque j’ai commencé, nous étions très influencés par la mode hippie. Je n’étais pas le premier créateur à m’imprégner d’autres cultures. Je mixais mon héritage japonais avec des tissus européens, africains et des figures iconiques de la pop culture… J’ai tout fait à l’instinct en avançant petit à petit. Avec, toujours, la volonté de rester accessible. Les premières années, je n’ai, par exemple, pas utilisé de soie. Juste du coton. Par la suite, nous avons introduit de la soie chinoise, moins chère, mais j’ai toujours fait très attention à la notion de prix.

C’est Paris qui vous a donné cette envie  de liberté ?

Quand je suis arrivé à Paris, je me suis dit “Waw, ici, je peux tout faire !” Je ne me mettais aucune barrière. C’était les années 60. L’influence de mai 68 sur ma carrière est indéniable. Au tout début, j’ai travaillé pour un bureau de style. Je devais suivre les tendances, respecter les longueurs et les silhouettes en vogue à l’époque. Mais quand j’ai décidé de lancer ma marque et que j’ai réfléchi à mon identité, j’ai pris le contre-pied de tout ça. Je suis parti du kimono traditionnel — la seule chose que je connaissais vraiment bien — que j’ai mixé, au fil des collections, à d’autres éléments.

En comparaison, la mode d’aujourd’hui doit vous sembler très formatée, non ?

C’est vrai que j’ai un peu l’impression que toutes les collections se ressemblent. Dans les années 70, nous avions vraiment tous notre identité : Saint Laurent, Sonia Rykiel, Azzedine Alaïa, tout était très marqué, très identifiable…

le créateur, tout sourire lors de la fête organisée pour ses 80 ans en février 2019 à Paris

Avec la disparition de ces grands noms de la mode, dont Karl Lagerfeld récemment, c’est un peu la fin d’une époque…

Oui, c’est triste. Mon compagnon (Xavier de Castella, le grand amour de sa vie, aujourd’hui disparu, ndlr.) et Jacques de Bascher (le dandy qui a partagé la vie de Karl Lagerfeld, ndlr.) étaient amis. On se voyait beaucoup. Quant à Yves Saint Laurent, quand j’ai commencé à étudier la mode au Japon avant d’arriver à Paris, il venait d’être engagé par la Maison Dior. Je le suivais de loin. C’était mon idole !

Lorsque vous avez décidé d’arrêter la mode et que d’autres ont signé vos collections à votre place, qu’avez-vous ressenti ?

Au début, c’était très bizarre. Voir mon nom associé aux créations d’autres designers… Puis, je crois que je m’y suis habitué. Carol et Humberto (Carol Lim et Humberto Leon, directeurs artistiques de Kenzo, ndlr.) ont du talent. Ce qui nous relie, c’est que, comme la mienne à l’époque, leur mode est destinée à être portée dans la rue. Et puis, voir que Kenzo, à travers eux, plaît à un public jeune, me rend fier, je l’avoue. Chaque saison, ils m’invitent au défilé… C’est gentil (il sourit). Cette année, c’était le 27 février, jour de mon anniversaire. Ce qui m’a obligé à décaler ma fête (il rit).

Parmi la jeune génération de designers,  qui suivez-vous ?

J’ai bien aimé Hedi Slimane chez Dior Hommes et Saint Laurent. J’ai hâte de voir ce qu’il va faire chez Celine. Je trouve que les collections Hommes de Kim Jones pour Dior sont également intéressantes, à la fois sensibles et délicates. Mais de manière générale, je remarque que les jeunes designers n’ont plus le sens de la coupe. Quand je dessinais mes collections, chaque détail (un pli, une pince…) figurait sur mon croquis. Aujourd’hui, les créateurs définissent des silhouettes et des looks, plutôt que de s’attacher à la coupe des vêtements.

Le public vous connaît aussi pour vos parfums; des fragrances qui vous ressemblent. C’est un exercice qui vous  a amusé ?

Dans les années 70, beaucoup de maisons de parfums m’ont proposé de lancer une fragrance, mais ça ne m’intéressait pas vraiment. Quelques années plus tard, on a décidé de le faire nous mêmes. On avait appelé le jus King Kong… Un peu pour rigoler. Les agences de pub de l’époque nous ont dit qu’avec un nom pareil, ça ne marcherait jamais. Alors, on a renoncé. Par la suite, lorsqu’on s’y est remis plus sérieusement, j’ai fait l’une des plus belles rencontres de ma carrière : celle du sculpteur Serge Mansau. C’est dans son atelier qu’on a réfléchi, ensemble, au flacon de Kenzo Kenzo. Il collectionnait une foule d’objets. C’est là que j’ai eu l’idée, un peu par hasard, de superposer un galet et une fleur. J’aimais le côté organique de ces objets, leur lien direct avec la nature. C’était magique comme moment. Par la suite, on a continué à travailler ensemble sur le flacon bambou de Kenzo Hommes. Serge Mansau était un grand artiste, disparu trop tôt lui aussi.

la campagne printemps 2020 de Kenzo, la fête, la couleur...

Aujourd’hui, vingt ans après avoir rendu les clés de votre Maison (au groupe LVMH, ndlr.), vous rêvez encore de mode ?

(Il sourit) Non, plus du tout. Je me consacre à d’autres projets, mais à petite dose disons. Lorsque je me lance dans quelque chose de neuf, j’ai peur de rater. Alors, j’angoisse. Quand j’étais jeune, j’étais plus insouciant. Je ne réfléchissais pas trop.

Qu’est-ce qui vous fait vibrer en ce moment ?

J’aime le cinéma, mais je n’y vais presque jamais. Alors, je dirais la musique. J’écoute beaucoup de Puccini. On m’a d’ailleurs demandé de dessiner les costumes de Madame Butterfly, un opéra qui sera joué à Tokyo et puis l’an prochain à Dresden. Là encore, il s’agira de métissage : un mix de style japonais et occidental. Pour moi, c’est un exercice difficile. Ça me stresse un peu…

Quel est votre secret quand vous voulez vous évader et décompresser ?

Je pars au Japon au printemps pour voir les cerisiers en fleurs. Pendant longtemps, j’ai évité d’y aller. Je trouvais qu’il y avait trop de monde. Mais c’est tellement beau (il sourit). Depuis dix ans, je ne rate ça sous aucun prétexte. J’aime aussi les couchers de soleil, n’importe lesquels. Sur la mer pendant mes vacances en Méditerranée ou ceux que j’admire de chez moi, à Paris lorsqu’il se couche derrière la Tour Eiffel. Je dois être un grand romantique.

Est-ce qu’il vous reste un grand rêve que vous accepteriez de nous révéler ?

C’est facile… Enfin, en même temps, c’est peutêtre impossible, je ne sais pas… Mon rêve serait de retrouver l’Amour et puis — pourquoi pas ? — de regarder le soleil se coucher en compagnie de cette personne. Mon rêve, c’est ça !
 

Depuis 2011, c’est Humberto Leon et Carol Lim qui ont  repris le design  de la Maison Kenzo.