Pourquoi manger seul au resto est-il perçu comme le tabou ultime ?

Pourquoi est-ci si angoissant de manger seul au restaurant ? Doit-on en finir une bonne fois pour toutes avec ce vieux tabou ? On a interrogé les militants de cette pratique débattue, ainsi qu'une psychologue pour dénouer nos craintes autour de ce fruit défendu.

 

Par Camille Vernin, Photo : Pexels |

Les héros mangent seuls. Dans After Hours de Scorsese, c’est lorsque Paul Hackett s’attable seul dans un snack-bar avec un livre d’Henry Miller que tout commence. Dans Grease, c’est seule au diner que Frenchy part dans ses élucubrations rose bonbon. Quand l’intraitable critique culinaire Anton Ego redécouvre éberlué la recette de son enfance dans Ratatouille, c'est face à lui-même aussi. Dans The Lonely Guy, manger seul dans un resto chicos se transforme carrément en expérience sociale pour Steve Martin, alors que les regards de la salle entière se retrouvent braqués sur lui. Edward Hopper a fait de ce thème un récit dramatique à part entière dans son tableau Nighthawks. À l’angle d’une rue, à travers la vitrine éclairée d’un diner, un homme voûté avec un chapeau est accoudé seul au bar. À quel moment la solitude devient de l’isolement, et vice-versa ?

Oui, la pop culture a réussi à enjoliver la solitude au point de la rendre romanesque, mystérieuse, voire carrément glamour. Dans le monde réel, pourtant, s’attabler seul au resto se rapprocherait presque d’une expérience de mort imminente. Même les plus introvertis d’entre nous y réfléchissent à deux fois, préférant encore l’option Uber Eats dans le canapé loin des regards plein de commisération. Pourtant, 30% des repas pris au restaurant se font en solo selon le NPD Group, société spécialisée dans les analyses des consommateurs. Mais qui sont ces hédonistes solitaires qui suscitent à la fois méfiance et envie ? 

"Je me suis détachée du regard des gens, je fais ça pour moi"

"J’ai commencé à manger seule au resto quand mes amies et moi sommes parties dans des universités différentes, et que je ne connaissais plus grand monde à Bruxelles", raconte Maurine, 22 ans. « La première fois, on a l’impression de se sentir jugée. Aujourd’hui, j’apprécie vraiment le fait d’y aller à mon rythme. Je pense qu’il faut y aller par étape, d’abord un café, puis un déjeuner sur un comptoir, puis peut-être tenter l’expérience complète au resto". Même son de cloche pour Antoine, 35 ans : "La première fois que je suis allé au resto tout seul, c’était devant une pâte chez Nona. Mes amis n’étaient pas dispo ce soir-là, j’ai décidé d’y aller quand même. J’ai aussitôt ressenti un immense sentiment de liberté. Du coup, j’ai continué. J’observe les passants, j’imagine leur vie. Parfois je reste taiseux, plongé dans mes pensées, parfois il m’arrive de nouer le contact avec le serveur ou les clients sur place". "Je voyage souvent seule à l’étranger », raconte Audrey, 30 ans. « Je trouve ça plus facile d’aller solo au resto dans les grandes villes comme Montréal que chez moi à Bruxelles, où j’ai peur de tomber sur une connaissance qui se demanderait ce que je fais seule. Au début, je mangeais clairement en tête-à-tête avec moi-même par dépit, aujourd’hui c’est par plaisir. Je me suis détachée du regard des gens, je fais ça pour moi".

Une tendance qui ne fait pas l'unanimité

Et du côté des restaurateurs, qu’est-ce qu’on en pense ? À Barcelone, plusieurs établissements de la rue Blai et du quartier de l'Eixample ont fait les gros titres après avoir décidé d’interdire les clients seuls, touristes comme habitués. Si la mesure semble aller à contre-courant de la tendance self love du moment, elle s’inscrit dans un contexte marqué par trois années de confinements et de crise énergétique. Or, un client solo, ça prive d’un précieux couvert supplémentaire.

La multiplication des concepts « sharing food » pourrait laisser penser que l’expérience du resto en solo n’inspire définitivement pas l’HoReCa. Parallèlement, le nombre d’adresses qui proposent des bars à comptoirs agrémentés de chaises hautes ne cessent de se développer. Le modèle des izakaya japonais - une cuisine centrale organisée comme un comptoir autour duquel les clients s’installent de façon informelle - se développe de plus en plus dans les grandes métropoles. Même la haute gastronomie s’y est mise. À Bruxelles, l’ancien étoilé BonBon, rebaptisé Menssa, a adopté cette organisation originale de l’espace. Pour les personnes seules, c’est une nouvelle dynamique qui se crée : on observe le spectacle en cuisine, on sympathise avec le barman ou on discute avec les inconnus installés à côté de soi. Selon une étude menée par OpenTable en 2015, le nombre de réservations pour des tables seules auraient augmenté de 62% en deux ans. En France, le guide Fooding affiche depuis longtemps une rubrique « Manger seul ». 

Apprécier la solitude

L’individualisation croissante de certaines grandes villes a également encouragé les repas en tête-à-tête avec son assiette. En Belgique, 36 % des ménages belges sont aujourd'hui composés d'une seule personne, c'est un cinquième de plus qu'il y a 30 ans. Célibataires, veufs, étudiants en échanges Erasmus, familles monoparentales, travailleurs en déplacements, se côtoient désormais. Même au Japon - pourtant le pays du « benjo meshi », soit le fait de manger seul aux toilettes de peur d’inspirer la pitié -, cette habitude se fraie petit à petit un chemin. Hitori Shabu Shabu Ichi, une chaîne de restaurants aux plats spécialement conçus pour une seule personne, a même vu le jour. Sur TikTok, le hashtag #SoloDate montre les internautes s’offrir un dîner romantique avec eux-mêmes. Des livres de recettes pour célibataires émergent même, comme Tafel voor één, de l’autrice flamande Nathalie Le Blanc. La solitude pourrait-elle enfin être perçue comme un choix et non comme une fatalité triste ? 

"Nous baignons dans une société grégaire. Cet acte qui va en quelque sorte à l'encontre des normes habituelles, réveille toute une série de peurs et d'angoisses que nous portons en nous, celles de l'abandon, du rejet, ou encore des vieux fantasmes que nous relions à la solitude", explique Anne-Françoise Meulemans. Selon la médecin psychothérapeute et fondatrice de CentrEmergences, un sentiment de l’ordre de l'envie ou de la jalousie peut également naître. "Cette personne sait faire quelque chose que l’on s’empêche de faire, ou que l'on ne parvient pas à faire". L'experte explique d'ailleurs qu'elle retrouve cette problématique chez de nombreux patients qui souffrent de solitude. "Ils s'interdisent sans même s'en rendre compte d'aller au cinéma ou au restaurant, pour ne pas subir le regard des autres", explique l'experte qui conseille d'aller au-delà de cet "interdit" intégré. Selon elle, tout le monde devrait tenter l'expérience au moins une fois, pour s'autonomiser, aller à l'encontre des recommandations sociétales imposées. Quitte à jouir d'une petite forme d'arrogance et d'impertinence dans cet acte d'émancipation. Qui sait ?

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