Burnout, reconversion, émancipation : comment le tatouage est devenu la norme ?

Il est loin le temps où les tatouages étaient réservés aux taulards et aux marins. Victime d'une image négative durant des décennies, ces dessins inscrits sur la peau sont peu à peu devenus incontournables dans tous les milieux et tous les âges. Comment expliquer cette normalisation ?

Par Audrey Morard. Crédit photo : Unsplash |

Romane, 28 ans, porte un pull lilas et un pantalon noir. Difficile d’imaginer que sous ses vêtements se trouvent dix tatouages, dessinés sur ses bras, sa cheville ou encore son poignet. Ses longs cheveux noirs coiffés d’une pince en forme de fleurs cachent un tatouage représentant la constellation du verseau, le signe astrologique de son meilleur ami. Romane a réalisé son premier tatouage, une citation en mandarin signifiant “Croire en ses rêves”, en 2019 lors de son séjour Erasmus en Chine : "Je voulais quelque chose qui symbolise ce premier voyage en solo et représente l’aboutissement de mon échange linguistique. Avec mon tatouage, j’ai voulu me féliciter et me le rappeler pour le reste de ma vie".

La ballerine, cet accessoire phare des années 2000 fait son grand retour : 

Selon les derniers chiffres du Service public fédéral de la Santé datant de 2017, 500 000 Belges se font tatouer chaque année. Le tatouage a longtemps eu mauvaise réputation, mais il est aujourd’hui symbole de beauté, comme nous l’explique David Le Breton, professeur en sociologie à l’université de Strasbourg et auteur du livre Anthropologie du corps et modernité (Collections PUF). Ce spécialiste va même jusqu’à parler de “bijou cutané” : "Le tatouage était un phénomène plutôt masculin et de dissidence, qui concernait les milieux populaires avec des graphismes agressifs, voire pornographiques dans certains cas. Il connaît une profonde modification à la fin des années 1980 et début des années 1990 avec une esthétisation grandissante grâce à des artistes qui savent faire autre chose que de simples formes et deviennent ainsi des artistes du corps et de la peau".

1001 raisons de se faire tatouer

Cette période correspond aussi à une individualisation de nos sociétés. "On se sent de moins en moins appartenir à des groupes. On se perçoit davantage comme des individus à part entière et donc des hommes et des femmes libres de prendre des initiatives. Le corps devient alors une matière première pour exister dans le regard de l’autre et à travers son propre regard. Cela passe notamment par le tatouage". 

Presque 35 ans plus tard, le tatouage reste un moyen de se différencier. Noémie et Joël accueillent dans leur studio Casa Mariposa, à Bruxelles, des clients ayant, entre autres, choisi de se faire tatouer pour s’affirmer et affirmer leurs valeurs. "Le tatouage est sur nous et pour nous. On construit son identité à travers lui. J’ai reçu des personnes souhaitant se faire tatouer pour s’émanciper, sortir d’un burn-out, en reconversion…. Il y autant de raison de se faire tatouer que de personnes tatouées", indique Noémie, dont le nom d'artiste est en.poke sur Instagram. Certains tatouages sont d’amour, d’amitié, en hommage à une personne disparue, réalisés sur un coup de tête ou simplement pour embellir son corps comme c’est le cas pour Romane : "Le tatouage est un peu comme une thérapie. Il m’aide à avoir une meilleure estime de mon corps".

Le tatouage s’est démocratisé pour devenir un phénomène mondial considérable : "On ne peut plus le décrire comme un phénomène de mode. Il est présent dans nos sociétés depuis plus de trois décennies", analyse David Le Breton. Le tatouage séduit à présent tous les âges et toutes les classes sociales. Les gérants de Casa Mariposa confient recevoir des grands-mères, mais aussi des politiciens. Joël se souvient d’un banquier venu pour son premier tatouage. L’homme leur avait confié que le tatouage n’était pas encore bien perçu dans son secteur d’activité. "Mais on a fini par le revoir deux mois plus tard (rires). Il peut avoir un côté addictif". Romane s’est d’ailleurs faite tatouer ses quatre premiers tatouages en l’espace de six mois. "Je compare cela à la décoration d’une maison. On installe un objet dans une pièce, puis on en veut ensuite un deuxième, un troisième, un quatrième… C’est un peu la même chose avec les tatouages, on veut décorer notre corps avec plusieurs dessins".

Des tatoueurs sortis de l'ombre

La démocratisation du tatouage s’explique par la multiplication des studios où chacun à son style, avec des motifs divers et variés. Joël et Noémie ont constaté une hausse du nombre de tatoueurs à Bruxelles depuis l’ouverture de leur studio. "Il y a eu une forte demande des consommateurs après le covid. Beaucoup de personnes sont entrées sur le marché en tant que tatoueurs". Ce phénomène s’étend jusque dans des petites bourgades. Il n’est à présent pas rare de voir un salon de tatouage dans des villages et plus seulement dans les grandes villes. "Les artistes tatoueurs sont véritablement sortis de l’ombre et peuvent maintenant proposer leurs créations aux yeux de tous. Cela a été rendu possible grâce aux réseaux sociaux", glisse David Le Breton.

Le compte Instagram de Casa Mariposa cumule presque 10 000 abonnés. On y voit les créations de toutes les tatoueuses ayant pris leur quartier dans le studio. On découvre des motifs végétaux, animaliers, mais aussi du handpoke, une technique pratiquée par Noémie. Elle consiste à réaliser des tatouages sans machine, mais à la main, point par point, permettant un rendu minimaliste et élégant, avec en prime une cicatrisation plus rapide. "Des réseaux sociaux comme Instagram et Pinterest jouent un rôle capital dans la promotion de l’art du tatoo. Avant leur apparition, il fallait entrer dans les studios pour regarder leur portfolio ou acheter des magazines spécialisés. C’étaient les seules portes d’entrées pour observer ce qu’il se faisait. Tout est à portée de clic à présent", rappelle Noémie.

L'influence des célébrités 

Les personnalités publiques ont aussi contribué à l’essor du tatouage. "Elles le légitiment et rappellent d’une certaine manière que ce dessin réalisé sur le corps ne fait pas d’elles un voyou ou un bandit", déclare David Le Breton. Dans les années 1990 et 2000, Angelina Jolie n’hésitait pas à exhiber son dragon tribal sur son bras gauche ou son imposante croix noire située sur son bassin à côté de laquelle est écrit le proverbe latin Quod me nutrit me destruit, qui signifie Ce qui me nourrit me détruit. Un choix esthétique, qui suscitait à l’époque la polémique, conférant à l’actrice américaine une réputation de jeune femme sulfureuse.

Aujourd’hui, voir une star apparaître tatouée sur le tapis rouge de Cannes ou des Oscars est devenu anecdotique. Les sportifs arborent également fièrement leurs tatouages. Le sport constitue d’ailleurs une grande matrice dans la diffusion du tatouage, selon David Le Breton. "On s’identifiait auparavant aux stars de la chanson et du cinéma, maintenant on s’identifie aux champions. Lorsqu’un athlète gagne une compétition, il n’est pas rare de voir des milliers de personnes vouloir le même tatouage que lui. Le sportif incarne un grand modèle de comportement, de conduite et de valeur. Le tatouage donne aussi l’impression d’avoir plus de force". Il ne serait donc pas étonnant de voir une flambée de nouveaux tatouages après les Jeux olympiques de Paris.

Pour le sociologue, le tatouage a encore de beaux jours devant lui, notamment grâce à la nouvelle génération qui est de plus en plus attentive à l’esthétisation de soi et du corps. "Le tatouage sera une forme de norme pour les plus jeunes mais elle ne s’impose pas à tout le monde aujourd’hui. Je dirais qu’il s’agit d’une valeur nouvelle qui est à présent acceptée par beaucoup de nos contemporains". Romane affirme d’ailleurs vouloir se faire faire d’autres tatouages. "Ils sont comme mes compagnons de vie. J’ai envie de les voir certains jours, d’autres fois non. Il m’arrive même de les redécouvrir, alors que certains sont sur ma peau depuis six ans. À travers mes tatouages, j’ai envie de continuer à écrire ma vie sur mon corps. Ils sont mon histoire".

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