Rencontre avec Jean Nouvel, l'architecte du Musée du Louvre Abu Dhabi

L’architecte contemporain le plus célèbre du monde dévoile les lignes du Musée du Louvre Abu Dhabi, inauguré le samedi 11 novembre, où il s’est revêtu plus que jamais d’un costume d’étoiles. Discussion libre avec un fascinant témoin de notre époque.

Par Dorian Peck. Photos : Gaston Bergere, Mohamed Somji. |

Peut-on s’élever plus haut dans la stratosphère de la célébrité architecturale que Jean Nouvel ? Depuis la construction de l’Institut du Monde arabe, en 1987 à Paris, avec son lumineux système de moucharabieh, le Français a une signature. Il le sait et ne veut pas la perdre. Même s’il prétend le contraire… Grande et forte silhouette, tout de noir vêtu, la calvitie avancée, le regard précis sous un sourcil machiavélique, l’homme, déjà réputé pour sa volonté affirmée et ses coups de gueule, signe à présent le Louvre Abu Dhabi.

Un musée magistral qui ouvre enfin ses portes au public, ce 11 novembre. Dès 2006, l’architecte a été convié à prendre part à la création d’un grand district culturel dans l’Émirat. Sa mission : bâtir un Musée de Civilisations qui viendrait compléter tout un ensemble d’institutions culturelles. À Abu Dhabi, Jean Nouvel s’est revêtu d’un costume d’étoiles. L’architecte a imaginé une “ville-musée”, une médina, qui s’étend sur 97 000 mètres carrés. Un chantier titanesque qui a mobilisé plus de 5 000 ouvriers. En attendant de voir ce que réservent ses vingt-trois galeries permanentes, il nous dévoile l’écrin, en exclusivité, jeté sur l’île de Saadiyat, dont les promenades surplombent la mer, recouvert par un dôme, immense, lui-même composé de 8 000 étoiles de métal entrelacées. Loin des canons du mouvement moderne, Jean Nouvel défend une architecture de la subjectivité, du sensible, de l’intuition, de l’ouverture et aussi de la mémoire. Rencontre, quelques jours à peine avant l’inauguration de son dernier chef-d’œuvre…

On vous considère comme le père de l’architecture contextuelle. Qu’entendez-vous par là ?

Je dis toujours que l’architecture, c’est la pétrification d’un moment de culture. Un projet, ce n’est pas une intuition. Un bâtiment est le témoin d’une époque. Il appartient à une histoire, une géographie, une ville, une culture locale qu’il prolonge, contredit et avec lesquelles il dialogue. C’est à chaque fois une aventure. Cette pétrification est toujours un mystère.

Vous dites qu’on a tendance à oublier que l’architecture reste un art…

L’architecture, c’est l’art de construire. J’ai toujours pensé qu’en ce XXIe siècle, l’architecture allait prendre le pas sur la construction. Pendant tout un siècle, il y a eu des débats sur ce qui est architecture et ce qui est construction. On pouvait penser que le champ de l’architecture allait s’étendre. Mais en fait, c’est l’inverse qui s’est passé. Aujourd’hui, 95 % des bâtiments qui se construisent ne sont pas approchés sous l’angle de l’art. D’ailleurs, tous les développements urbains enlèvent cette possibilité. Parce qu’un architecte, aujourd’hui, se retrouve devant un bâtiment qui appartient à un zoning, qui appartient à un gabarit, qui contient un certain nombre de mètres carrés… et puis c’est fini. On est très loin de l’extension de l’architecture comme art.

Quelles ont été les prémices de votre travail sur le “Louvre des sables” ?

J’ai été appelé comme architecte pour le futur quartier artistique de Saadiyat. À l’initiative des Émirats arabes unis, le directeur du Guggenheim a été mandaté pour établir la stratégie de développement de ce quartier culturel. Son idée ? Proposer cinq bâtiments de grande envergure, avec la plus grande concentration d’objets d’art au monde. En plus du Musée des Civilisations dont je me suis occupé, il y aura le Musée national Sheikh Zayed de Norman Forster, le Guggenheim-Abou Dhabi de Frank Gehry, encore en chantier, une salle de spectacle conçue par Zaha Hadid, malheureusement décédée, et un musée de la Marine dessiné par Tadao Ando.

L’architecture n’est-elle pas devenue un art réservé aux riches ?

Quand on est invité à participer à un tel programme, c’est impossible de refuser. Il s’agit de concrétiser l’âge d’or d’Abu Dhabi, qui a connu une envolée économique tout à fait exceptionnelle ces dernières années. Les grandes villes et les grands bâtiments se font toujours comme ça. C’est la puissance économique de villes comme Venise, Paris, Londres, New York qui, à leur apothéose, a généré les plus grands projets architecturaux.

Ce n’est pas le premier musée que vous construisez, mais c’est bien la première fois que vous dessinez une “ville-musée”…

Un musée doit être ouvert. Je défends la conception grecque de l’Agora : c’est un lieu de rencontre, d’échange et de dialogue. Le musée est une partie de la ville et non un bâtiment voué à la conservation. En tant qu’architecte contextuel, je voulais que ce bâtiment appartienne à la culture du lieu. Je voulais qu’on exploite les caractéristiques de l’île : la présence de la mer, du ciel et du sable qui sont les trois éléments constitutifs de Saadiyat. Ce sont aussi des éléments hautement symboliques, car quand on travaille sur un musée “universel”, ces éléments deviennent vitaux.

Un immense dôme de dentelle protège ce bâtiment. Pourquoi ce choix ?

Plus qu’un bâtiment, cette médina est composée par les différents volumes blancs des galeries du musée. Surtout, j’ai voulu envelopper cette “ville culturelle” d’un microclimat. Je l’ai donc abritée sous un grand parasol. Un dôme d’un diamètre, à sa base, de 180 mètres, formé par plusieurs épaisseurs de mantilles métalliques. Ce dôme blanc
traduit la dimension spirituelle du lieu. C’est un dôme de la pensée, qui protège les idées qui se croisent et se rencontrent. Ce dôme, perforé par la lumière, a aussi une dimension cosmographique : comme toutes les coupoles, c’est le symbole du ciel.

Vous êtes un architecte contextuel. Comment le monde arabe et sa culture vous ont-ils inspirés ?

Quand j’ai construit l’Institut du Monde arabe, j’ai évidemment pensé à cette culture. Mais ce n’est pas un “bâtiment arabe”, juste un hommage. Mais il n’y a aucune confusion entre les questions qui se posent aujourd’hui et la profondeur de la culture arabe. Toutes les civilisations ont leur grandeur. Et la civilisation arabe est au milieu de tout ça. Il fallait un lieu qui ouvre les fenêtres sur toutes les civilisations à travers les âges. La grande majorité des œuvres relatera l’histoire ancienne des civilisations, des cultures et des religions, illustrée notamment par l’exposition d’un feuillet du Coran bleu, d’une Bible gothique et d’un Pentateuque. Il s’agit d’envoyer un message de tolérance. Il faut aller visiter ces pays pour les comprendre. Il faut une autre conscience politique.

La transparence et le jeu avec la lumière, c’est un peu votre obsession… Croyez-vous qu’un architecte puisse s’approprier un style comme un artiste ?

Je défends la position contraire. Mes projets sont tous très différents. Je me crois obligé d’être dans la singularité. Parce qu’à l’échelle urbaine, on se retrouve face à une immensité de bâtiments déconnectés de toute signification… parce que déconnectés de leur site, du contexte et de l’histoire de la ville, ou du pays.

Cette situation, n’est-ce pas, au fond, la photographie d’une société occidentale elle-même un peu figée ?

Je crois que c’est davantage dû à l’extrapolation du style international. Aujourd’hui, avec les ordinateurs, les immeubles de bureaux, les habitations ou les centres commerciaux sont à peu près tous basés sur les mêmes typologies. On change quelques paramètres, le bâtiment arrive à la bonne dimension et c’est fini. Mais ce n’est pas ça faire de l’architecture.

On vous sent révolté…

Il y a beaucoup de choses qui se construisent, mais est-ce que toutes ces choses sont dans le champ de l’architecture ? Je ne pense pas qu’on puisse vivre dans une civilisation de clonage et de parachutage d’objets qui n’ont pas de racines. La plupart des métropoles mondiales – dont celles du Moyen-Orient – n’échappent pas à ça. Il y a un vrai problème sur la rencontre entre un site, un programme et un art comme l’architecture. On n’utilise plus assez de matière grise dans les bâtiments d’aujourd’hui.

Bruxelles a failli avoir une gare du Midi signée Jean Nouvel, mais le projet a été recalé… Croyez-vous que notre capitale ne soit plus, comme le disent certains, un lieu de création pour les architectes ?

Je regrette beaucoup ce projet… En ce moment, je participe à un concours à Bruxelles que je ne peux pas encore citer, parce qu’il n’a pas été jugé. Cette ville reste un terreau fertile. J’espère qu’un jour j’arriverai à y construire un grand bâtiment. En ce moment, vous travaillez sur le musée national du Qatar.

Un pays en conflit avec les Émirats arabes unis. Y a-t-il des pays où vous refuseriez de travailler ?

Non, mais il y a des clients pour lesquels je refuse de bâtir. En particulier pour tout ce qui touche à des notions politiques d’extrême droite. Mais un architecte ne doit jamais perdre de vue qu’il construit pour tout le monde. Pas seulement pour les élites ou pour des dirigeants politiques. L’architecture est un art utile, elle a d’abord un rôle social. Il faut absolument que le rôle sociétal de l’architecte soit pris en compte. Parce qu’il y a une notion d’intérêt général qui ne vaut pas automatiquement adhésion à la philosophie du pouvoir qui le commande.

Comment s’y rendre ?

La compagnie Emirates vous fera rejoindre Abu Dhabi au meilleur tarif, un vol quotidien vers Dubaï est programmé, suivi d’une navette en bus vers Abu Dhabi. www.emirates.com

Les capitales du Moyen-Orient maîtrisent l’art de l’hôtellerie qui fait tourner la tête. Notre sélection: l’Emirates Palace Hôtel, sur la plage, pour son côté palais des mille-et-une-nuits et son restaurant Hakkasan, étoilé Michelin. www.kempinski.com