Rencontre avec Jérôme Dreyfuss, le créateur des sacs qui cartonnent à Paris

En 2002, le créateur de sacs le plus cool du monde lançait sa marque. D’abord pour séduire les filles. Puis pour leur filer un coup de main. Vingt ans plus tard, son projet semble le rendre plus heureux que jamais. Rencontre avec un homme passé maître dans l’éloge de la légèreté sérieuse.

PAR MARIE HONNAY. PHOTOS D.R. |

Il est à parfaitement à l’heure pour cette interview. Pourtant, il dévale les escaliers, l’air pressé, pour nous rejoindre au rez-de-chaussée de son showroom écoconçu rempli de plantes et de collaborateurs jeunes et aussi cool que lui ! C’est qu’il aurait peur de vous faire attendre, ce quadragénaire à la gueule d’ange. Avec ses boucles grises, sa silhouette filiforme et son jean à motifs indiens (à notre avis, un modèle vintage de la ligne hommes de son épouse, la créatrice à succès Isabel Marant), Jérôme Dreyfuss (46 ans) ressemble à un gamin que tout amuse. Enfin, disons, beaucoup de choses : grimper aux arbres, apprendre de nouvelles langues, passer des soirées entières à refaire le monde avec ses potes, se retirer dans une maison sans électricité avec Isabel et leur fils ou encore, comme il l’a fait le week-end précédant notre rencontre, écumer notre capitale avec son ami l’architecte Guillaume van Wassenhove.

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On nous avait prévenus : l’homme n’aime guère étaler sa vie privée. Inutile, précise son attachée de presse, de lui poser trop de questions sur le power couple qu’il forme avec son épouse. Sauf que ce grand bavard nous a étonnés par sa franchise et son côté partageur. Visiblement heureux et bien dans ses baskets, il évoque volontiers sa vie de famille. En pointillés, certes, mais avec suffisamment de naturel pour nous convaincre que cette vie simple et cool est l’un des secrets de sa longévité professionnelle.

Vingt ans, c’est une sacrée tranche de vie. En quoi votre manière de créer des sacs a-t-elle changé ?

Quand j’ai commencé ce métier, j’avais déjà la volonté de faire les choses autrement. J’expliquais à mes copines que je comptais utiliser du cuir d’animaux élevés en plein air et miser sur un tannage végétal. Elles me prenaient pour un fou. À l’époque, j’agissais par pure conviction. Je ne suis pas parisien. J’ai grandi à la campagne. Mes parents ont été scouts. Je l’ai été aussi. Nos chefs nous obligeaient à fermer le robinet pendant qu’on se brossait les dents. Toutes ces valeurs, j’ai essayé de les transmettre à mon fils. Entre-temps, les gens ont tout de même fini par comprendre que l’industrie textile était la deuxième plus polluante du monde et qu’il était urgent d’agir. Les changements majeurs qu’a connus le secteur de la mode concernent la nécessité d’aborder ce métier sous un angle plus durable, mais aussi la démocratisation du luxe. Il y a vingt ans, j’avais prédit qu’un jour, il y aurait à Paris plus de boutiques de luxe que de magasins Tati. Sur ce point-là, je ne m’étais pas trompé. Paris n’en compte plus aucune. Des enseignes de luxe, en revanche...

Si vous êtes un fervent défenseur des modes de production et de consommation plus durables, il ne faut pourtant pas vous parler de cuir végétal. Pourquoi ?

S’il y a un point sur lequel je peux me montrer virulent, c’est celui-là. Vous savez comment on fait du cuir d’ananas ou de champignon ? Avec du polyuréthane, donc du pétrole. Le cuir végétal (légalement, on ne peut d’ailleurs pas utiliser le mot cuir...), c’est du plastique. Le cuir traditionnel, lui, est issu de la revalorisation d’un déchet et participe à l’économie du recyclage. Alors quand on me parle de ce type de matière, forcément, je suis un peu remonté.

La solution ultime ne serait-elle pas de ne plus consommer ?

Évidemment. Et donc de ne plus faire mon métier (il sourit). J’ai préféré utiliser ma marque comme un medium pour partager mon point de vue. La situation est beaucoup trop grave pour qu’on mente aux gens. Quand on se retrouve sur le devant de la scène, parler est un devoir.

Créer des sacs qui passent les années avec brio, c’est aussi une manière de favoriser la slow consommation, non ?

Mon grand regret dans la vie, c’est de ne pas être devenu architecte. J’en côtoie beaucoup et je lis énormément sur le sujet. Ce sont eux qui m’ont transmis la culture de la structure. Quand j’étais jeune, je me suis dit qu’en créant de belles choses pour les femmes, j’allais forcément les séduire. Ma démarche actuelle n’est que le prolongement de ça. Aujourd’hui, je cherche à rendre service à mes copines et, par extension, à toutes les femmes qui achètent mes sacs. Mon métier consiste à trouver des solutions.

Qui ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ans, on l’imagine...

Mon modèle, quand j’ai débuté, c’était Catherine Deneuve : habillée d’un trench, avec une cigarette à la main, qui hélait un taxi sur le bord d’un trottoir. Aujourd’hui, cette même femme trimballe son téléphone et un ordinateur. Peut-être même qu’elle se déplace à vélo et que son gamin est avec elle. Quand j’ai dessiné mon premier cabas, toutes mes copines avaient un sac pourri. Ma femme Isabel - qui était enceinte - n’avait pas franchement envie d’investir dans un truc bleu ou rose. J’ai donc créé un modèle cool et de bonne qualité adapté au quotidien des femmes modernes.

Avec plein de compartiments et une lampe de poche à l’intérieur. Mais comment cette idée vous est-elle venue ? Votre côté “scout toujours” ?

À l’époque, on venait d’acheter notre cabane dans la forêt. Quand on arrivait là-bas le vendredi soir, j’étais obligé d’allumer un briquet pour qu’Isabel trouve le trou de la serrure (à l’époque, on n’avait pas de téléphone). Tout ça avec notre fils dans les bras. Un jour, je me suis brûlé (il rit). Un peu plus tard, je me suis retrouvé dans un taxi à New York avec une copine un peu bourrée. Pour trouver ce qu’elle cherchait au fond de son sac, elle a retourné son contenu sur la banquette. Là, c’était clair : il fallait que je glisse une lampe de poche dans mes sacs et... les rendre plus légers. Il y a vingt ans, toutes mes copines se mettaient au yoga. Elles se plaignaient d’avoir mal au dos. Quand les filles du bureau me faisaient sentir le poids de leur cabas, j’étais sidéré !

Le sac parfait existerait-il donc ?

Je dirais que si mes sacs - et par extension mon style - sont intemporels, c’est un peu par accident. Moi qui viens d’un milieu plutôt modeste, je ne peux pas concevoir qu’un sac qui coûte 800 euros ne soit pas pensé jusque dans les moindres détails. Si, par exemple, j’y ajoute des franges, je fais en sorte qu’elles soient amovibles. L’été, on peut craquer pour un sac à franges, mais peut- être que pour retourner au bureau en septembre, on a envie d’un peu plus de sobriété.

Billy, Edgard, Georges, Helmut... Pourquoi vos sacs portent- ils des noms de garçons ?

Quand j’ai conçu le Billy, le tout premier, j’étais au studio avec ma plus proche collaboratrice. La bandoulière du prototype était trop courte et lui écrasait le sein. Je voudrais être un fauteuil dans un salon de coiffure pour dames, le titre de la chanson qui passait à la radio, m’a fait marrer. J’ai dit à mon équipe que moi, ce que j’aurais voulu être à cet instant précis, c’était... un sac. Et voilà. Par la suite, certaines clientes nous ont envoyé des lettres hyper drôles, du genre “Cher Monsieur, je vous déteste. Pendant des années, j’ai vécu une histoire d’amour incroyable avec Billy. Là, j’ai rencontré Lino et je ne sais pas comment le dire à Billy.” Les femmes établissaient un lien très fort avec leur sac, c’était dingue. Elles nous téléphonaient pour connaître leur nom. Finalement, on a décidé de les inscrire à l’intérieur.

Quand on vous entend parler de votre métier, vous semblez terriblement heureux. Vous ne regrettez jamais vos débuts, quand vous faisiez des vêtements ? Vous avez tout de même habillé Michael Jackson...

J’avais 23 ou 24 ans, à peine. Ce succès précoce, je pense qu’il m’a sauvé. Quand j’étais petit, j’étais un enfant hyperactif. C’est ma nounou - les autres enfants l’appelaient “Madame Gentille”-, qui, pour canaliser mon énergie, m’a appris à coudre. Je me suis mis à faire des vêtements pour mes copines. À 17 ans, j’ai quitté Nancy pour venir étudier la mode à Paris. J’ai très vite arrêté mes études, mais j’ai eu la chance d’être embauché par John Galliano. J’ai appris mon métier avec lui pendant un an et demi. Puis, j’ai lancé ma marque. Le succès était au rendez-vous. On me voyait partout à la télé. J’ai rencontré des gens extraordinaires comme Kenzo ou Sonia Rykiel. Mais à un moment, j’ai eu envie d’avoir une famille. J’avais peur de m’éloigner de mes amis, mais aussi je redoutais la futilité du milieu et la solitude souvent liée à ce métier. Un jour, un grand couturier m’a dit “Tu n’imagines pas la chance que tu as d’avoir une femme, un enfant...” C’est par instinct de survie que j’ai préféré rester dans l’ombre.

En images, quelques créations de Jérôme Dreyfuss :

Aujourd’hui, tout le monde prône un retour à la nature, mais vous, ça fait vingt ans que vous passez tous vos week-ends dans des lieux reculés...

J’ai la chance d’avoir une femme qui partage mon goût pour la discrétion. Si on avait eu envie d’être des stars du rock, on aurait fait du rock. Je déteste l’ambiance des bars. Je ne picole pas. Alors, je m’y ennuie très vite. Je préfère cueillir des fleurs ou grimper aux arbres. Ce qui me plaît vraiment, c’est de passer le plus de temps possible avec ma tribu et d’instaurer de vrais échanges. Le brouhaha ne m’intéresse pas. Cette “peopolisation” de la société m’apparaît comme un énorme mensonge. On se croirait dans le Truman Show. Je trouve cette surmédiatisation vraiment déplacée. Si, au moins, ces gens se servaient de leur notoriété pour défendre des idées écologiques, mais même pas...

Vous n’avez pas besoin de reconnaissance. Même pas un petit peu ?

Tout le monde en a besoin. C’est humain. La mode est un milieu de prédateurs, mais j’ai eu la grande chance d’avoir comme parrains de vrais artisans. Comme Monsieur Lesage (le grand brodeur parisien aujourd’hui disparu, mais dont la maison a été sauvée par Chanel, NDLR.) dont l’atelier se situait juste à côté du mien. Tous les soirs, il venait frapper à la fenêtre. On pouvait parler des heures. C’est lui qui m’a présenté d’autres artisans comme le chausseur Massaro et les ateliers Lognon (spécialistes du plissé, NDLR). Aujourd’hui, quand je passe du temps dans nos ateliers, j’ai honte. Honte qu’on ne parle jamais dans la presse du travail de précision réalisé par ces couturières. Pour nos nouveaux modèles, j’ai essayé d’inclure plus de piqûres, plus de broderies. J’ai voulu célébrer le geste de ces artisans. Mon métier consiste à tenter d’être à la hauteur... sans prétendre y parvenir. Quand je me compare à mes amis architectes ou à Monsieur Lesage, je me dis que je n’arriverai jamais à la cheville de ces mecs-là.

Sauf que vous avez convaincu des millions de femmes de vivre avec un petit bout de vous à leur bras ?

J’habite à Belleville. Tous les matins, je vais à pied au bureau. En chemin, je croise entre cinq et dix femmes qui portent mes sacs. Je dis “femmes” volontairement. Quand l’un de mes copains m’explique qu’il veut offrir un Billy à sa fille de 16 ans, j’hallucine... Une fille de 16 ans, ça porte un sac à dos en toile non ? Si elle possède déjà un accessoire de luxe avant ses 20 ans, elle rêvera de quoi, plus tard ? Ce qui m’amuse le plus, c’est de voir mes sacs sur mes copines, directrice de l’opéra de Paris ou star du rock, ou sur la nounou de mon fils. Mais ne me demandez pas le modèle que je préfère. Ce serait comme m’obliger à choisir l’un de mes enfants. Chacun me rappelle une odeur, une musique, une émotion : que des moments de bonheur passé. Je n’en regrette aucun. Ce n’est que lorsqu’on a vécu un grand drame - comme la perte d’un ami proche, par exemple - qu’on réalise la chance qu’on a d’être toujours là et de l’inutilité de se pourrir la vie en s’engueulant avec sa copine avant de partir bosser le matin. Moi, ça fait des années que j’ai arrêté de faire des conneries comme ça.

Hormis votre famille, vos amis, quel est le secret de votre incroyable bonheur ?

Mon ennui d’enfant m’a rendu créatif. Aujourd’hui, je carbure aux nouveaux projets. J’apprends des langues. À 40 ans, les verbes irréguliers en espagnol, c’est franchement compliqué. Et puis, je planche avec mes amis architectes sur de nouveaux concepts d’écoconstruction pour mes boutiques. Les évolutions des techniques permettent, entre autres, d’arrêter d’utiliser du ciment. Si on ne stoppe pas immédiatement d’utiliser massivement ce matériau, le détroit du Mékong aura disparu d’ici trente ans. Dans notre quête d’un monde plus durable, c’est l’architecture qui nous indiquera le chemin à suivre.

jerome-dreyfuss.com

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