Yannick Alléno, le chef 3 étoiles qui veut créer des repas gastronomiques sur mesure

« Tout doit changer »: C’est le titre que le chef parisien triplement étoilé a donné à son dernier livre, mais aussi le résumé d’un constat général sur un aspect de son métier encore trop souvent négligé : le service, nous l'avons rencontré.

 

Ingrid Van Langhendonck, Photos DR, photo ouverture Edward Alcock |

Une star de la gastronomie

Yannick Alléno est une des stars de la gastronomie française dans ce qu’elle a de plus authentique. Il passe son enfance dans les cuisines des bistrots tenus par ses parents et fera ses classes auprès des plus grands, dans les cuisines des palaces parisiens comme le Royal Monceau ou le Scribe. Il reçoit sa première étoile en 1999, une date qui marque le début d’une importante constellation : une seconde étoile en 2002, confirmée en 2003 aux commandes du restaurant du Meurice, confirmée par l’obtention d’une troisième en 2007. Un an après, en 2008, Yannick Alléno fonde son groupe éponyme et en 2014, il reprend la direction culinaire du Pavillon Ledoyen Paris, qui deviendra son Q.G et qui, seulement sept mois après son ouverture, se retrouve couronné des 3 étoiles au guide Michelin… En 2015, Son restaurant Le 1947 à Cheval Blanc Courchevel reçoit lui aussi sa troisième étoile Michelin, faisant de lui un des chefs les plus étoilés de l’histoire de la Gastronomie… Mais cela ne lui suffit pas, en 2020, L’Abysse, le comptoir-à-sushis installé au Pavillon Ledoyen obtient une seconde étoile et Pavyllon (le comptoir gastronomique) est récompensé de sa première étoile Michelin, faisant du Pavillon Ledoyen l'établissement le plus étoilé du monde.

©Le Pavillon Ledoyen à Paris copyright Sebastien Veronese

Yannick Alléno est un chef qui revendique avant tout une cuisine française forte, riche de son patrimoine et ambitieuse de ses créations, entre terroir et expérimentation. Il partage ses opinions dans les pages des divers ouvrages déjà édités, sur les sauces en 2014 et les terroirs en 2016, mais en 2021, freiné net par la pandémie, il fait face à l’incertitude et observe les bouleversements de son secteur. Estimant alors qu’il est « impossible et impensable de tout reprendre comme avant », il se met à penser le grand restaurant de demain. Il partage ses idées et publie un ouvrage de 85 pages qui déconstruit et réinvente tout l’environnement de l’étoilé tel qu’on le perçoit aujourd’hui. Nous avons pu échanger avec lui sur cette notion toute nouvelle de l’expérience gastronomique.

La vidéo du jour :

Le restaurant étoilé serait-il donc dépassé ?
Je pense que non, évidemment. Les chefs savent se réinventer et la cuisine n’a jamais été si créative, mais notre environnement a profondément changé. Le grand restaurant s’était énormément complexifié, empesé et il est trop souvent devenu un lieu sans âme, distant, ultracodifié… Il est essentiel de retrouver l’authenticité et de préserver une certaine magie, mais il faut que cette émotion corresponde aux envies et aux aspirations d’une génération qui a beaucoup changé.

"Le restaurant du futur sera celui qui prendra en compte tout l’environnement"

Vous parlez d’une crise de vocation dans votre métier, comment l’expliquez-vous ?
Le monde a changé, notre métier est lui resté accroché comme un moule à son rocher aux codes du du 19e siècle. Les jeunes que l’on voit arriver dans le métier sont encore motivés, mais ils ont une autre vision, leur démarche est différente. Je refuse de fustiger cette génération qui est probablement bien plus intelligente que ce que nous étions nous à l’époque. Quand vous regardez des émissions culinaires comme Top Chef, vous avez l’occasion de voir des jeunes qui sont d’une maturité culinaire exceptionnelle. J‘ai été franchement impressionné de voir un cuisiner comme Adrien Cachot faire la démonstration permanente, immédiate, d’une cuisine parfaitement aboutie. Quand on sait que c’est aujourd’hui Jean Imbert (vainqueur de Top Chef en 2012, ndlr)  qui a été nommé à la succession d’Alain Ducasse à la cuisine du Plaza Athénée, on mesure leur potentiel. Je suis convaincu que le compagnonnage tel que nous l’avons vécu fonctionne encore et que cette formation est importante, mais nous devons prendre en compte le fait qu’ils ont une toute autre conception du métier.

Je pense que le restaurant du futur sera celui qui prendra en compte tout l’environnement : social, environnemental, un espace plus inclusif, tourné vers la parité, qui va vers une mise en cohérence des équipes et davantage d’échange entre tous les acteurs du grand restaurant. Nous avons par exemple embauché des personnes qui travaillent en cuisine avec un handicap. Au-delà du fait que je trouve important de permettre à ces jeunes de ne pas être exclus du système, les conséquences ont été formidables sur tout le fonctionnement de nos équipes. Un de nos pâtissiers est sourd, par exemple, cela changé l’état d’esprit dans l’entreprise. Il y a davantage de bienveillance, même si cela a généré de la défiance au départ.

©Une équipe mixte et inclusive

L’inclusivité et la parité dans le monde de la haute gastronomie, on n’y est pas encore ?
Rien n’est jamais acquis de ce côté. On reste loin de la parité dans la restauration. Certes, il a bien plus de femmes qui s’inscrivent dans les écoles, mais en fin de parcours, il ne reste que 13 à 14% de femmes diplômées. On doit pouvoir offrir un accès à la formation et changer la donne. Je suis de cette génération qui abordait une carrière dans la restauration comme un sacerdoce, on travaillait midi et soir, sans congés et sans week-end… Qui a envie de cela, aujourd’hui ? Quelle femme veut prendre le métro seule tous les soirs à minuit et demi pour rentrer en banlieue parisienne après son service ? Nous devons résoudre cette équation, pour permettre de sécuriser nos collaborateurs. Il est fini le temps où l’on sacrifiait sa vie de famille à son métier, c’est peut être utopique, mais moi je ne veux plus me priver de certaines compétences pour ça. C’est pour cela que j’écris des livres, pour être aussi entendu par nos dirigeants afin que l’on puisse avancer ensemble.

©Photo Geoffroy de Boismenu

Au-delà de l’assiette et de la cuisine, c’est aujourd’hui le rituel, le décorum et le service que vous voulez révolutionner.
Beaucoup de gens dans nos métiers évoquent ‘une expérience’ quand ils parlent d’un étoilé, je n’aime pas ce mot, je lui préfère le terme ‘Empreinte’, parce que pour moi, ce n’est pas au client de faire des expériences, c’est en cuisine que se font les expérimentations, le client, lui, est là pour le goût, pour un moment, je parle donc d’une empreinte, d’une trace émotionnelle. Je suis opposé à l’idée d’une scénographie trop orchestrée. Cela m’est apparu lors d’un voyage récent à New York. Nous étions descendus avec ma femme dans un grand restaurant et, en salle, alors que nous avions un peu de retard, nous avons assisté au rituel organisé par le chef qui proposait son menu imposé, et une «expérience » avec un temps de retard sur les tables qui nous entouraient. Nous avons vu les gestes de table, bien avant qu’ils nous arrivent car chaque table avait la même scénographie, cela nous a donné l’impression de regarder un film sans avoir le son (rires). Mais c’est aussi ce qui m’a convaincu qu’il fallait aujourd’hui dépasser cela, aller vers davantage d’épure, d’échange, de se mettre au service du goût. A ce titre, les voiles que nous avons installées au Pavillon Ledoyen, pour assurer la discrétion sociale lors de la réouverture, s’avèrent également efficaces pour personnaliser notre service. Ils nous permettent aussi de garder ces gestes de table dans l’intimité de chaque table et de ne pas trop en dévoiler aux autres tablées et leur laisser la surprise de certains moments.

©Les voiles, l'intimité des gestes de table  -  photo Sebastian Mittermeier

C’est donc la quadrature du cercle de se soucier du service?
Evidemment, aujourd’hui les cuisiniers sont devenus des stars, les pâtissiers également, les sommeliers commencent à être reconnus et les métiers de salle sont restés dans l’ombre. C’est pourtant essentiel, même si la discrétion reste essentielle, ils ne sont pas que des porteurs d’assiettes. Quand vous recevez trois étoiles, c’est parce que le Guide Michelin estime que votre restaurant ‘vaut le voyage’ et certaines personnes font des milliers de kilomètres ou économisent des années pour venir manger chez nous. Or ce voyage est très peu préparé, on ne se parle quasi pas lors de la prise de réservation. Quand le client se pose chez nous, il est presque trop tard pour préparer ce moment, pour écouter et personnaliser l’expérience. Il y a quelques années, par exemple, j’ai reçu une table avec une famille et leurs quatre fils. L’un d’eux était allergique à presque tout, cela a perturbé tout le service et son expérience personnelle, alors que si nous avions pu l’anticiper, il se serait senti privilégié et nous aurions évité des pirouettes en cuisine pour nous adapter. Un trois étoiles, cela doit être un moment d’exception, c’est notre responsabilité. C’est pour cela que j’ai imaginé de mettre en place une conciergerie de table, telle qu’elle se pratique dans les plus beaux hôtels. Un moment de dialogue pour préparer et anticiper votre venue chez nous. Introduire dans un plat votre fleur préférée, un parfum d’enfance, une épice ou un arôme lié à votre histoire de couple, cela nous permet de décupler les émotions. Et surtout, cela a un sens, au niveau écologique, car un service ultrapersonnalisé, me permet de ne commander que ce que nous allons cuisiner ; cela  permet de limiter totalement les pertes et les déchets inutiles. Je crois beaucoup à ce concept.

Yannick Alléno, Tout Doit Changer ! Quel service pour le grand restaurant ?, 16€ en vente sur www.allenotheque.com - www.yannick-alleno.com

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